Un des nombreux charmes du Mexique est la vivacité toujours réelle des corridos.
Équivalents à nos anciennes complaintes, ces chansons dont l'origine remonte à la colonisation espagnole sont des chroniques obéissant à quelques règles musicales qui narrent les faits divers, les bouleversements politiques, les faits glorieux, dérisoires ou catastrophiques parvenus dans le pays, la région, le quartier.
La longue tradition de banditisme mexicain a été bien entendu un des thèmes centraux de ces chansons populaires alors propagées toujours encore par des musiciens ambulants mais désormais popularisées par les radios, l'industrie du disque puis internet.
Et voici l'entrée en scène du plus populaire des groupes de corridos,señores y señoras, j'ai nommé Los tigres del norte :
Bon goût typique du Nord
Aussi incroyable que cela paraisse, cet ensemble de musique norteña, c'est à dire du Nord, avec accordéon omniprésent, fondé en 1968 au Sonora (État historiquement de narcotrafic) a dans le pays toujours une popularité seulement comparable ailleurs à Oum Kalthoum, Édith Piaf ou Johnny Cash.
Talentueux, non dépourvus d'une bonne dose de démagogie, les Tigres chantent, comme tout bons Mexicains la vie quotidienne, les amours malheureuses, la vie des migrants, les rapports conflictuels avec le voisin du dessus (présentement Trumpland) des saloperies politiques nationales et surtout... des histoires de voyous.
Coup de maître en 1974 : Contrabando y traición (contrebande et trahison) aventures d'un couple infernal qui s'achève par un meurtre amoureux (où c'est la femme qui flingue l'homme) dans une ruelle californienne. Cette chanson accouchera de deux suites en zizique (Ya encontraron a Camelia et El Hijo de Camelia), de trois romans, d'un film (Contrabando y traición, Camelia la Texana, 1975), d'un opéra (Únicamente la verdad) et de droits d'auteur qui auraient dus plonger le groupe dans une saine inactivité.
Mais en 1975, re-belote selon la même recette : La banda del Carro rojo va devenir le morceau qui tourera en boucle pour une trentaine d'années au moins.
L'histoire (imaginaire) des frèresRodrigo y Lino Quintana et de leurs deux complices forcés par l'injustice sociale et les dettes à se convertir en trafiquants et qui en paieront le prix sera reprise par tous les groupes de baloches du pays.
Faut dire que le texte est assez habile pour poser une situation : Il paraît qu'ils venaient du Sud / dans une bagnole écarlate / chargée de 100 kilos de coke / en route vers Chicago... Ainsi le dit le mouchard / qui les avaient balancés.
Ou pour la conclure dignement : Et "Nino" Quintana disait / Ça devait arriver / mes copains sont morts / ils ne peuvent plus se mettre à table / et je le regrette, shérif / mais je ne sais pas chanter.
Avec même la morale de rigueur : Des sept qui y sont passés / Il n'est resté que des croix / Quatre étaient de la bagnole rouge / les trois autres du gouvernement / Pour ceux-là, vous en faîtes pas / ils rejoindront Lino en enfer.
Évidemment, ça va donner un aimable nanard en 1978, réalisé par Rubén Galindo, un genre de Sam Peckinpah du pauvre....
Mais surtout ça va déboucher sur un certain nombre de reprises, y compris par des groupes de rock qui ne peuvent qu'être séduits par ces destins de hors-la-loi.
Et voici donc le type même de la reprise intelligente par La Barranca de Mexico sur un disque d'hommages aux Tigres en 2001.
Bon, inutile de préciser qu'au Mexique, le narcotrafic est devenu tout sauf folklorique depuis, qu'il a gangréné la société à tous les niveaux et que les chansons sont devenues vulgaires, grossières et à la gloire de parrains qui payent sans compter.
Au moins, les Tigres inventaient-ils leurs chroniques...
Il est très facile d’imaginer une classe moyenne financièrement
poussée dans ses derniers retranchements et n’en demeurant pas moins
farouchement hostile à la classe ouvrière : et vous avez là un parti
fasciste tout trouvé.
Le quai de Wigan
Le véritable ennemi, c’est l’esprit réduit à l’état de gramophone,
et cela reste vrai que l’on soit d’accord ou non avec le disque qui
passe à un certain moment.
L’idée que le Parlement n’a plus guère d’importance est à présent
très répandue. Les électeurs sont conscients de n’exercer aucun contrôle
sur les députés.
Nuit de la Saint Sylvestre, 1994, état du Chiapas, situé au fin
fond du Mexique, en bas à gauche. Une armée de rebelles surgie de
la nuit s’empare des villes de San Cristobal de Las Casas,
Ocosingo, Las Margaritas et Altamirano. Après avoir réglé leurs
comptes aux prisons et polices locales, ils enfoncent les portes des
mairies pour brûler les titres de propriétés. Puis, ces indiens
zapatistes occupent les stations de radio et, entre deux communiqués
maison, y jouent une chanson de José de (Jésús
Núñez) Molina,
La Bomba (Allumons la mèche de la bombe, la situation
l’exige). La guerre est déclarée là où on ne l’attendait
pas¹.
José de Molina,
ménestrel des rues choisi pour mettre cette guerre en zizique, a
déjà une carrière de poil à gratter de la chanson mexicaine
derrière lui.
Né en 1938 à l’autre extrémité du pays, à Hermosillo, Sonora,
il en a gardé le goût de l’argot du Nord².
Dans la grande tradition des chanteurs itinérants, il exerce d’abord
divers boulots (paysan, ouvrier, vendeur ambulant, acteur) jusqu’en
1970 où il décide de devenir chanteur ambulant. Ensuite, tel un
Traven de la rengaine, Molina met sa biographie en scène tout en
brouillant les pistes.
Il dit avoir survécu au massacre de Tlatelolco, le 2 octobre 1968 à Mexico et à la manifestation sanglante du 10 juin 1971, dans la même ville. Prétend avoir eu des relations avec l’ACG, la guérilla de l’instituteur Genaro Vázquez Rojas (qui outre ses qualités de combattant était le sosie de Charles Bronson) au Guerrero, au début des années 1970. Et s’est retrouvé à pousser ses beuglantes dans les usines, aux piquets de grèves, dans les villages reculés et, dans les années 90, sur la grand-place du Zocalo de Mexico, tous les dimanches après-midi, devant un public de gueux lui réclamant ses « tubes » à cor et à cri entre deux sketches.
Pour
donner une idée de ces performances dominicales, il se lance
dans une diatribe contre les abus du clergé avant d’attaquer sa
salsa, Dialogo entre
el Papa y Jesucristo
dans lequel, miracle des miracles, le Christ apparaît au Vatican
pour engueuler la Pape au sujet de son niveau de vie. Au dernier
couplet, après que sa Sainteté ait
manifesté quelques regrets, le toubib appelé auprès de lui
diagnostique un délire dû à une forte fièvre qui envoie aussi sec
Monseigneur vers sa sépulture.
Puis, après avoir rappelé le
massacre des ouvriers agricoles de la noix de coco (Acapulco 1967) en
parallèle avec celui des syndicalistes paysans de l’OCSS à
Aguas Blancas (1995),
il exécute
son légendaire Corrido
a Ruben Jaramillo
(paysan et guérillero exécuté traîtreusement par l’armée avec
toute sa famille sur une pyramide aztèque en ruine). Puis, un salut
aux sans-abris du tremblement de terre de
1985, dont une bonne partie campe
encore dans les parcs vingt ans après, pour enchaîner sur la cumbia
Se acabo
(La
patience, c’est terminé)
reprise dans toutes les manifs du pays.
Un sketch sur les minables pelotant les femmes dans le métro (et
si je te mets la main aux couilles, crétin, tu vas aimer?)
et, sans autre
transition, sa fabuleuse Salsa
Roja, tropicale dont
les paroles méritent qu’on s’y arrête : Tu
fais semblant de me payer / je fais semblant de travailler. Tu fais
semblant de m’apprécier / je t’envoie te faire foutre. Patron,
on peut pas être amis / ni faire la paix. Ceci n’est pas un
baloche / c’est la lutte des classes.Une valse norteña
à l’accordéon pour ridiculiser les Charros,
syndicalistes officiels aux ordres du tout-puissant et indétrônable
Fidel Velázquez³,
mieux connu sous le sobriquet de « la Momie ».
Le tout accompagné
de sa guitare et d’une
bande enregistrée tout en demandant au public laquelle il souhaitait
entendre.
En conséquence, il
termine immanquablement
par La bomba,
citée plus haut. « Oh, non ! Vous faîtes chier, ils vont
encore me traiter
de terroriste et me foutre une
amende ! » Minaude-il
ravi.
Cabotin
sublime, Molina est
à mille lieux de la tradition des chansonniers
gauchistes pompeusement
ennuyeux. Ses
enregistrements alternent systématiquement musique
et discours incendiaires, descriptions d’un massacre rural, d’une
grève réprimée, de disparitions
d’activistes sans
dédaigner réaliser un disque de poèmes surréalistes au
passage. Comme
l’a dit Emma Goldman,
pas question de faire la révolution sans danser. Et
Molina mêle salsas, cumbias, valses à ses corridos à
ses complaintes.
Affirmant sut tous les tons
qu’un
gouvernement, autant de
gauche fut-il,devient fatalement
despotique et tyrannique, Molina
ne s’est jamais inscrit à aucun parti ou groupuscule.
Tâchant de survivre de sa musique,
il a enregistré une douzaine de disques entre 1971 et 1996. Il fut
un temps où on ne les trouvait qu’en cassettes sur les trottoirs
de la ville ou dans une librairie vieillotte de la rue Articulo
123, spécialisée en
pornographie et littérature semi-clandestine de guérilla. Ce
curieux commerce était situé dans un quartier encore populaire
jusqu’au années 2010, prisé par les indiens Zapotèques venus de
Oaxaca et les Espagnols de l’armée en déroute venus de 1939.
Il reste
un des chansonniers les plus populaires du
paysun
autre grand chanteur ambulant prolétaire,León Chavez Teixeiro.
Bien
entendu interdit de
radios et télévisions,
il bouffe de la vache enragée, particulièrement dans la décennie
1990 où ses amis lancent des appels aux
comités de quartier, syndicats indépendants, grévistes pour
l’inviter à se produire.
Le Mexique étant un pays civilisé où, avant de vous faire
disparaître ou de vous flinguer, on vous propose d’abord un
marché, cet irrécupérable s’est toujours vanté d’avoir refusé
toute offre de corruption. Ce qui ne lui a pas porté chance :
plusieurs fois tabassé ou mis à l’amende par la police, il est
enlevé en mai 1997, au cours de la visite du président Bill Clinton
à Mexico. On le retrouve dans un état si lamentable qu’il doit
être hospitalisé des mois durant. Ces séances de torture alliées
à un cancer détecté à ce moment n’ont certainement pas été
pour rien dans son suicide en 1998.
Dans une contrée où
Emiliano Zapata, criblé de balles en 1919, et Doroteo Arango, dit
Pancho Villa, tout aussi criblé de balles en 1923, cavalent encore,
quoi de plus naturel que les refrains de José de Molina soient
encore sur les lèvres des misérables ?
¹ N’exagérons
pas : les services de renseignements militaires s’attendaient
à un soulèvement et l’armée avait pris quelques précautions en
conséquence. L’amour entre différents corps répressifs étant
légendaire, ils ont simplement « oublié » de passer
l’information aux policiers et les ont abandonné à leur triste
sort.
² Desde buki jineteaba,
(cavalier dès l’enfance) chantait-il.
³ Chef
des syndicats dépendant du Parti
Révolutionnaire Institutionnel, 84 ans de
pouvoir. Le
Mexique est le pays surréaliste par excellence
(André breton).
J'ai toujours trouvé faux le nom qu'on nous donnait : émigrants.
Le mot veut dire expatriés ; mais nous
ne sommes pas partis de notre gré
Pour librement choisir une autre terre ;
Nous n'avons pas quitté notre pays pour vivre ailleurs,
toujours s'il se pouvait.
Au contraire nous avons fui. Nous sommes expulsés, nous
sommes des proscrits
Et le pays qui nous reçut ne sera pas un foyer
mais l'exil.
(...) Chacun de nous marchant,
Souliers déchirés dans la foule
Dénonce la honte qui souille aujourd'hui notre terre.
Mais nul d'entre nous ne restera ici. Le dernier mot
N'est pas encore dit.
Bertolt Brecht, Sur le sens du mot émigrant (extrait) 1937
Avec une introduction pareille, vous avez peut-être deviné que la prochaine édition des Vanneaux de passage portera sur le thème de l'exil.
Et avec ce que ça a pu être chanté, la programmation ne devrait point être trop laborieuse.
On se retrouvera le lundi 3 février à 17h30 sur 92.2 ou Canal sud.net.
Mojado (mouillé) est le nom donné à ceux qui ont traversé le Rio Grande pour aller récurer les chiottes des Gringos. C'est aussi le premier titre du premier album de la Maldita Vecindad y los hijos del quinto patio (1989).
Le sort commun de l'exilé ? Désolé du groupe Carte de Séjour, avant dernier morceau de leur album Rhorhomanie (1988)
Service minimum entre deux marches aussi éléphantesques que trop policées.
Ce coup-là, on grève en castillan. A la huelga est un vieux classique syndicaliste du Chilien Rolando Alarcón. Il est ici tropicalisé par les Équatoriens de Cumbia proleta qui lui donnent une deuxième jeunesse.
Au Mexique, toute usine, commerce ou autre boite en grève se signale par des drapeaux rouges et noirs. Lorsque la façade de l'entreprise en question n'est pas entièrement repeinte par les travailleurs concernés. Banderita roja y negra de José Molina leur rend un hommage. C'était dans son dernier album De Chiapas con amor (1995)
La peur occupe une place fondamentale dans la palette des émotions et sentiments humains. Permettant à la fois de ne pas faire trop d'imprudences et d'être gouverné par des tyrans, des mégalomanes ou des crapules, elle hante les musiques et airs du monde entier.
Les Vanneaux en feront leur thématique du 2 septembre à 17h30 sur le 92.2 de Radio Canal Sud.
En clin d’œil à un récent disparu, cet extrait de La cité de l'indicible peur de Jean-Pierre Mocky (1962) On vous envoie la chanson du générique, celle de l'inspecteur Triquet. À l'époque, des béotiens de producteurs avaient rebaptisé le film La grande frousse, trouvant ce titre inepte plus vendeur.
En 2001 les Mexicains de la Maldita Vecindad y los hijos del quinto patio chantaient leur crainte de ces monstres tout droit sortis de la légende de leur ville qui se consacrent à administrer le peuple.
Vous direz que c'est pure vanité de ma part
qu'il est malvenu de maudire son sort
d'autant plus sur cette terre stérile
où le destin nous a oublié.
En vérité, il n'est jamais facile de s'habituer à la famine
et même s'il paraît que partagée par beaucoup
elle est moins pénible,
ici
nous sommes à moitié morts
et n'avons même pas
où trépasser.
À ce qu'on dit
le malheur nous revient de droit,
que rien ne sert de combattre ce nœud coulant
surtout pas.
Depuis que le monde est monde
notre nombril est collé à nos vertèbres
et nous nous accrochons au vent avec nos ongles.
On va jusqu'à nous disputer l'ombre
et pourtant nous sommes toujours là.
Assommés par ce maudit soleil
qui nous consume chaque jour un peu plus
de sa même piqûre
comme s'il voulait ranimer des braises.
Pourtant nous savons bien
que même en soufflant sur ces braises
notre chance ne s'enflammera pas.
Mais nous sommes obstinés
il existe peut-être une issue.
La monde est inondé de gens comme nous
de quantité de gens comme nous
et quelqu'un doit nous entendre
quelqu'un et d'autres encore
même si nos cris les exaspèrent ou les indiffèrent.
Nous ne sommes pas des insurgés
ni ne demandons la Lune
mais notre vie ne se résume pas à se terrer
ou à prendre le maquis
à chaque morsure des chiens.
Quelqu'un devra bien nous entendre.
Quand nous cesserons de bourdonner comme un essaim de guêpes
ou de tourner en rond
ou de nous évaporer sur cette terre
comme passent les morts
Alors
peut-être aurons-nous tous trouvé le remède.
Mercredi 31 novembre.
Quoi de mieux, pour célébrer le prochain retour de la nuit de Samain chez les Celtes ou le culte de la déesse Mictecacihuatl chez les Nahuas qu'une bonne vieille rengaine mexicaine ?
Avec une pensée pour nos disparus, chez lesquels là-bas, on va gueuletonner en musique, on envoie aujourd'hui La Calaca (ce squelette si populaire au pays du nopal) qui rappelle que tous, politicards accrochés au pouvoir comme des chiens à la viande, commerçants escrocs, ouvriers crèves-famine ou militaires rutilants se retrouveront un jour au fond d'un trou.
C'est une évidence ? Mais que resterait-t-il pour nous rassurer, à nous-autres les pauvres ?
Entre ces anxieux d'Aztèques qui étripaient à tire-larigot pour éviter la fin du monde et de joyeux conquistadors espagnols amenant dans leurs fourgons leur toute baroque inquisition, les Mexicains ont été plutôt servis en matière de culte à la mort.
Comme l'écrivit ce cuistre d'Octavio Paz : L'indifférence du mexicain devant la mort se nourrit de son indifférence devant la vie. Jolie formule certes, mais ô combien démentie par l'histoire. Amparo Ochoa (1946-1994) fut une des chanteuses les plus attachantes et talentueuses d'une région qui en est amplement pourvue. Éminente figure de la Nueva cancion des années 60, elle se consacra tant à la récupération des airs traditionnels populaires, aux corridos de la Révolution, aux luttes sociales, aux chansons enfantines, féministes et last but not least, interprète le rôle des munitions dans la cassette "Guitara armada", manuel de maniement des armes mis en vers et en musique destiné à une population illettrée d'Amérique Centrale en temps de guérilla.
Elle chantait dans les bars, sur les places, aux piquets de grève, dans les universités...
Elle aura au moins vu éclater une insurrection avant d'être emportée par la maladie et ce jour-là, une bonne partie du Mexique, celui qu'on aime, s'est sentie orpheline.
Ce faux traditionnel sur une musique de son huasteco peut aussi se chanter à plusieurs voix se répondant.