En 1973, Federico Fellini sort un film mêlant souvenirs d'enfance, nostalgie d'un temps loin d'être innocent et anecdotes fantasmées, Amarcord (je me souviens).
Cette chronique d'une adolescence rurale tantôt comique, tantôt acide, attendrie ou angoissante est une des œuvres majeures du maestro.
Mais outre des prises de vues assez somptueuses, on garde aussi en mémoire le thème musical entêtant écrit par l'indispensable Nino Rota.
Curieusement, le rôle de la femme fatale qui fait cavaler tout ce que la contrée compte de mâles mais qui finit épousée par le plus improbable est tenu par une Magali Noël déjà quarantenaire et étonnamment sobre dans son jeu.
La regrettée alla chanter le thème du film dûment doté de paroles françaises à la télévision suisse en 1976.
L'occase de la retrouver dans un aspect assez inattendu.
On avait fini par la croire increvable.
Encore raté !
Magali Guiffray, dite Noël, née à Izmir en 1931, nous a abandonné à notre sort le 23 juin dernier.
Outre une carrière de chanteuse gentiment scandaleuse, elle aura joué dans plus d'une centaine de films à partir de 1951, même si elle n'a été vraiment remarquée qu'à partir du film de Jules Dassin Du rififi chez les Hommes (1955).
Alors, madame, vous qui nous fîtes marrer, rêver, fantasmer, voire même râler (qu'alliez-vous faire dans ces navets ?) recevez nos hommages.
Certes, quelques peu tardifs.
Un extrait de l'opéra (assez foireux) de Vian "La Bande à Bonnot"
Et une der des der pour la route : du film "Du rififi chez les hommes" de Jules Dassin Simonelli (1955) où elle interprète Viviane.
En mai 1956, Michel Legrand ramène des États-Unis quelques disques d'un
genre qui fait fureur : le rock and roll. Bien qu'hostile à ce nouveau
rythme, qu'il assimile à « une sorte de chant tribal ridicule, à l'usage d'un public idiot », Boris Vian décide de le parodier.
En octobre 1956, c'est au tour de Magali Noël d'immortaliser des
rocks « pionniers » de Boris Vian (musiques d'Alain Goraguer) : Strip-rock, Alhambra-rock, Rock des petits cailloux (un clin d'œil aux Petits pavés de Paul Delmet) et, surtout, Fais-moi mal, Johnny,
« le premier rock sado-maso », selon Georges Unglik, dont l'action est
jubilatoirement commentée par un voyeur, Boris Vian lui-même (« Il va lui faire mal, il va lui faire mal ! »). Géniale chanson qui permet d'apprécier l'interprétation toute en nuances de Magali Noël
Pour Boggio, «
Magali Noël et Boris se sont entendus pour produire une sorte de
contre-pied féminin au machisme du rock américain. En un sens, Fais-moi mal, Johnny est même un rock pré-féministe. Une femme crie son appétit. Cela change. »
Johnny : un prénom à la
mode dans les chansons du milieu des années 50, bien avant qu'un certain
Jean-Philippe Smet ne s'en empare... Édith Piaf le popularise dès 1953
avec Johnny, tu n'es pas un ange, puis c'est Johnny guitare, le thème du western de Nicholas Ray dont Peggy Lee fait un standard. En 1956, Boris Vian écrit Surabaya Johnny
pour Catherine Sauvage, d'après un song de Bertolt Brecht et Kurt
Weill. Le Johnny de la chanson de Magali Noël s'ajoute donc à cette
galerie de « mecs », mauvais garçons ou voyous au grand cœur...
C'est sur la scène de l'Olympia, à
l'occasion d'un mémorable Musicorama, que Magali se rend compte de
l'impact de ses chansons. Sa tenue conforte son image de vamp : «
J'avais une robe en dentelles, vert acide, tout à fait comme les robes
que portait Marilyn, des robes assez décolettées avec des petites
bretelles... Je portais des talons très haut et j'étais très rousse.
C'était démentiel ! »
Deux minutes avant d'entrer en scène, un responsable d'Europe n° 1 vient la voir, l'air désolé : «
Magali, les chansons de votre répertoire sont à l'index... Si vous
voulez les chanter, il vous faudra remplacer les passages osés par "C'est censuré", ou alors ne rien dire... » D'abord paniquée, Magali accepte le défi : « Je rentre en scène et j'attaque avec Le rock des petits cailloux. Ça ne se passe pas trop mal. J'enchaîne avec Strip rock et enfin avec Fais-moi mal, Johnny. Et là, au lieu de dire : "Fais-moi mal, Johnny, Johnny, Johnny / Envoie-moi au ciel, zoum !", je chante : "Fais-moi mal, Johnny, Johnny, Johnny / C'est censuré, zoum !" Et toute la chanson comme ça ! »
Il y a de l'électricité dans l'air... «
La moitié de la salle commence à me siffler, à m'envoyer des papiers et
même des tessons de bouteilles. C'était affreux, mais l'autre moitié
m'applaudissait ! Je me suis brusquement rendue compte que j'étais
devant des gens déchaînés et j'avais les jambes qui commençaient à
trembler... » De part et d'autres des coulisses, Gilbert Bécaud et Eddie Constantine l'encouragent : « Tiens le coup, Magali, tiens le coup ! »«
Alors, je suis restée jusqu'à la fin de mon tour de chant et j'ai même
quitté la scène en envoyant des baisers au public, sous une pluie de
hurlées... C'était extraordinaire ! »
Le Bestiaire de Paris*, long poème en alexandrins de Bernard Dimey, est sans doute une des oeuvres les plus ambitieuses du chansonnier. Il en existe deux versions.
La première fut enregistrée en 1962 et interprétée par Juliette Greco et Pierre Brasseur (il faudra attendre 1995 pour que ce chef d'oeuvre soit enfin édité !). La seconde le fut en 1974 avec Marcel Mouloudji, Magali Noël et Dimey lui même comme récitants. La musique est de Francis Lai (le fameux futur compositeur de musique de films) qui, tout juste débarqué de Nice et louant un appartement au-dessus du Pichet du tertre,s'était lié d'amitié avec Dimey. Dimey s'était fixé au Pichet**en 1958 (comme il se fixera plus tard, pas bien loin de là, au Gerpil, voir ici) quelques temps après sa "montée" à Paris (le bougre venait de Haute-Marne et avait vivoté quelques temps à Troyes).
Le Pichet géré par un certain Oberto Attilio fait déjà figure de relief de la grande tradition cabaretière montmartroise, sur une butte déjà salement carte-postalisée. L'endroit fait à la fois office de galerie de peinture et de cabaret accueillant les jeunes premiers : le lieu devînt incontournable et on pouvait y croiser entre autres : Brel, Mouloudji, Monique Morelli, Cora Vaucaire, Nougaro, Pierre Barouh, René-Louis Lafforgue, Catherine Sauvage, Guy Béart, Aznavour, Michel Simon, Serrault et Poiret, Jean Yanne...!!
Greco et l'artiste en jeune homme imberbe
On pourra écouter avec profit ici la version quelque peu sarcastique que Dimey donne de l'émulation artistique qui régnait dans la fameuse (fumeuse ?) taverne...
Dimey et Lai composèrent des dizaines d'autres chansons au Pichet : " Bernard avait une faculté d’écrire à
une vitesse incroyable. Au Pichet on a passé des nuits
invraisemblables pendant lesquelles le challenge était d’écrire
le plus de chansons possibles..." ***
Mais revenons au Bestiaire...
" Le Bestiaire, se souvient Francis Lai, c’était notre récréation au Pichet, on se
mettait au fond dans une petite salle réservée pour nous ; et, là,
tous les soirs Bernard Dimey déclamait ses quatrains sur Paris ;
je jouais derrière, improvisant la plupart du temps ; le Bestiaire
est né comme ça au fur et à mesure."
" Au bout de deux ou trois mois,
confie Francis Lai, il y avait une musique qui s’était composée par
l’improvisation mais qui collait au texte. "
Quant à Dimey, il se rappelait : " À l’origine, le Bestiaire devait être un
livre orné de gravures d’un peintre aux dons éblouissants,
Jean-Claude Dragomir. Hélas, il n’a pas su m’attendre ; il est
allé s’éclater la tête sur une route de banlieue. J’ai su que
notre livre ne se ferait jamais ; alors le soir à Montmartre entre
deux verres, j’en disais de longs extraits à mes amis du Pichet du
tertre ou d’ailleurs… Francis Lai prenait un accordéon et
m’accompagnait « à la feuille » laissant glisser sa mélodie
sous les mots avec le génie subtil qu’il détient sans le savoir ". Rue Saint-Vincent par Dragomir.
Le Bestiaire**** brasse déjà les thèmes de prédilection de Dimey : le monde interlope de la nuit, sa voyoucratie, l'alcool et les débits de boisson, les prostituées et les travelos, la religion, la mort, et par dessus tout la disparition d'un certain monde et la dérive dans ces ruines.
Mais trêve de palabre, quand on a rien à dire...
Voici les deux versions du Bestiaire. Quant à nous, nous avons une petite préférence pour la version Brasseur/Gréco qui sonne plus sépulcrale encore...
*Ce texte n'est que la synthèse des belles recherches effectuées par Francis Couvreux accompagnant le disque Bernard Dimey et ses premiers interprètes (1959-1961), publié chez Frémeaux et associés. Même s'il n'est pas dans l'habitude de ce site de renvoyer vers des liens commerciaux, on ne peut être qu'espanté par le travail effectué par Frémeaux... leur catalogue est insondable.
** C'est ce même Pichet qu'un groupuscule néo-fasciste aidé de commerçants du quartier tenta de "sauver" d'une transformation annoncée. L'enseigne de fast food Starbuck avait en effet jeté son dévolu sur l'endroit. Les médias nationaux se firent largement l'écho de cette brillante initiative; on se demande bien pourquoi...
Bien évidemment, ces gens-là ne voit pas que l'identité qu'ils défendent n'existe plus depuis bien longtemps déjà et que Montmartre comme l'idée qu'ils se font du populo parisien n'est plus qu'une coquille vide. On ne doute pas que ce qui se servait dans feu ce Pichet devait être la même piquette mondialiséeque n'importe où, quelle que soit l'enseigne...
Bien sûr , ces tarés accusent le cosmopolitisme, concept vague et creux mais bel et bien raciste. Il ne leur viendra jamais à l'esprit que ce qui a tué l'âme de Paris (car oui il y en avait une, comme des campagnes françaises par ailleurs...) ce sont peut-être au hasard et entre autres choses, la place nette faite aux voitures, la vogue du tourisme, l'urbanisme et les diverses politiques de la ville qui ont littéralement vidé Paris de ses habitants pour les parquer à la marge, dans des clapiers.
Bon, ça a toujours été une caractéristique du fascisme de brandir des symboles plutôt que de parler de la réalité. Laissons là ces imbéciles.
*** Interview de Francis Lai par Francis Couvreux.
**** Des bestiaires à proprement parler, on en trouve à foison dans l'oeuvre de Dimey. On pense notamment au Bestiaire d'autre part dans Sable et Cendre (éditions Christian Pirot). Ou en musique, à L'hippopotame, à Je ressemble aux poissons... et au Zoo interprété ici par Jehan sur l'album Divin Dimey.