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lundi 10 septembre 2018

Ballades de pendus

C'était avant les Buttes Chaumont


Une nuit, j'aperçus aux branches d'un chêne
Deux ou trois pendus en guise de pavois (...)
C'était le chef d’œuvre d'un grand capitaine
Qui peuplait le pays de ses souvenirs 
Mac Orlan, La fille des bois 

Amis, amies, camarades sensibles aux maux de gorges et au morbide, penchons-nous aujourd'hui sur un phénomène qui fut fort pratiqué bien avant l'explication de la loi de la gravitation universelle. Qu'il s'agisse d'un châtiment infamant sous l'ancien régime, destiné à servir d'exemple et d'édification aux passants ou d'une manière très économique de quitter ce monde tout en faisant profiter les experts en plantes médicinales de la cueillette de mandragore, cordes et gibets furent fréquemment mis en vers et musique.

François de Montcorbier, dit des Loges, élevé par le chanoine Guillaume de Villon, maître es humour noir et poésie ne se faisait guère d'illusions sur sa fin puisqu'il se présentait ainsi dans ce quatrain :
Je suis François dont il me poise
Né de Paris emprès Pontoise
Et de la corde d'une toise
Saura mon col que mon cul poise

Son épitaphe en forme de ballade pour lui et ses compagnons attendant une éventuelle potence, certainement composée en prison et abusivement connu comme Ballade des pendus demeure son poème le plus populaire. Ici chantée par Serge Reggiani




Car il existe une autre Ballade des pendus, écrite en 1866 par Théodore de Banville pour sa pièce Gringoire. Le poète médiéval Pierre Gringoire y récite ses stances au roi Louis XI qui, mises en musique par Jean-Paul Mariage en 1908 devin Le verger du roi Louis, popularisée par Brassens en 1960.



 
On reviendra sur ces grappes de fruits inouïs promis à une étrange postérité...
Nerval par Gustave Doré

Vu du côté solution individuelle, on vous a causé en d'autres lieux de l'hommage rendu par Pierre Mac Orlan et de Monique Morelli suite au fait divers du 26 janvier 1855.
Gérard Labrunie, dit de Nerval, acheva sa carrière d'écrivain par suspension sur la voie publique, rue de la Vieille-Lanterne. Notons que le corps fut réclamé par la Société des Gens de Lettres et que son ami Nadar douta de l'acte volontaire.
De là naquit cette légende selon laquelle Nerval aurait été "suicidé" par des individus au service d'écrivains très connus* redoutant que ledit Gérard n'aille révéler qu'il était, en fait, leur "nègre". 

Autre vision plus joyeuse du suicide : en 1891, Maurice Mac-Nab, dans ses Poèmes incongrus, écrivit sa Ballade du pendu rebaptisée, pour cause d'illustre concurrence, Le pendu de Saint-Germain. On vous l'envoie d'abord par Chantal Grimm, déjà entendue dans l'émission de mars 2013, puis par le vierzonnais Stéphane Branger



Terminons ce tour d'horizon de la pesanteur par un retour aux vers de Banville qui ont une parenté évidente avec le poème d'Abel Meeropol, Strange fruit (1937) qui fut immortalisé en musique, par Billie Holliday.
Cet étrange fruit est là, le cadavre du Noir lynché qui parsème le Sud des États-Unis (on estime le nombre de pendaisons sauvages aux USA à 4000 entre 1877 et 1851, soit une par semaine, en moyenne).  
Scène pastorale du vaillant Sud / Les yeux exorbités et la bouche tordue / Parfum du magnolia doux et frais / Puis une soudaine odeur de chair brûlée...
Taxée d'abord de communiste, cette complainte interprétée sur scène se vit refusée d'enregistrement par la Columbia Records. Finalement, un petit label, Commodore Records sortit le disque qui devint un grand classique du blues américain. 



 

* Stendhal, Dumas ou Hugo, excusez du peu.

lundi 13 mars 2017

Villon et Desnos par Michel Arbatz





Michel Arbartz a débuté dans le spectacle avec Armand Gatti comme comédien et accordéoniste. .
Depuis, il écume les scènes avec ses représentations de comédien, chanteur et poète.
Deux de ses spectacles, "Villon la vie" et "Desnos et merveilles" sont consacrées aux deux auteurs cités. C'était le prétexte à sa présence dans l'émission Chanson Boum, d'Hélène Azéra du 24 février dernier. Et écouter cet homme parler de "ses" poètes est un pur régal.
Par ailleurs, son site comprend un ensemble d'interventions au sujet de bien d'autres poètes souvent plus ignorés.
Allez-y écouter, pour voir.  



Une brève présentation de "Villon, la vie", adaptation du Testament d'icelui.


samedi 21 janvier 2017

Mac Orlan en hommage à Villon (5)

Pierre Dumarchey se devait d'y aller de son hommage à François Villon.
Il le fit donc dans une superbe java, payant ainsi son tribut au parler du royaume d'Argot (d'Argos?), à la langue verte des coquillards et autres goliards ne dédaignant pas la truande. La pièce comporte pas mal de tiroirs et nous allons tâcher d'en entrebâiller quelques-uns.
En préambule, la chanson par Germaine Montéro, notre interprétation préférée.

Voici un début qui part sur un rondeau comique de maître François (qui lui est attribué tantôt en 1431, tantôt en 1463) le texte en est :
Jenin l’Avenu
Va-t’en aux étuves
Et toi là venu
Jenin l’Avenu
Si te lave nu
Et te baigne es cuves
Jenin l’Avenu
Va-t’en aux étuves
On constate ici que François de Montcorbier ne rechignait pas aux calembours. Mais qui est ce Jenin ? On a beau chercher, on n'en trouve aucune trace. Jean Favier affirme qu'un "Jenin" est un cocu et "l'Avenu" un gars qui tombe toujours au mauvais moment. L'envoyer aux étuves (faisant office à la fois de bains publics et de lupanars) est donc une manière de se débarrasser d'un pénible quelque peu pleurnichard. À moins que cela ne signifie tout simplement "Va te faire voir ailleurs !" ou plus prosaïquement "Casse-toi !" ou, comme on disait au quartier, "Nachave !".
Dernière hypothèse: pour en finir avec la première ligne, les "étuves" peuvent désigner le supplice de l'ébouillantement destiné aux faussaires et incestueux. On plongeait le condamné petit à petit dans un bidon d'eau bouillante sur la place publique. Voilà donc une manière plus prosaïque d'envoyer un "Jenin" en enfer. 
On croirait du Dubout mais c'est bien du Jijé.
Au tour de la rue Saint-Jacques. 
On sait que c'est sur un banc de cette rue que Villon eut une rixe avec Philippe Sermoise, prêtre à Saint Benoît. Villon le blessa d'un bout coup de dague, et Sermoise rendit l'âme le lendemain non sans avoir publiquement pardonné à son assassin, qui se planquera tout de même sept mois loin de Paris.

Comme précisé au troisième couplet, "Colin" est Colin de Cayeux, complice de Villon lors du vol perpétré au Collège de Navarre, rue Saint André des Arts, par la bande d'étudiants en rupture. C'est lui qui semble diriger le groupe, affectant un guetteur. Colin aurait été pendu vers 1460. On le désigne comme coquillard mais son nom n'apparaît pas dans les actes du procès de Dijon en 1455. Villon rappelle le sort de son ami dans sa « Belle leçon aux enfants perdus » placée dans le Testament. 
  
Par contre, "Régnier de Montigny", ancien clerc parisien et compagnon de débauche de Villon était, lui, bien présent au procès des coquillards. Il y fut même pendu (et non roué comme dit au quatrième couplet) et le poète évoque son supplice dans une ballade du Jargon et Jobellin dudit Villon, édité en 1489.



Il semble "Robin de Turgis", fils d'Arnoul, ait été le tavernier de "La Pomme de pin" située rue de la Juiverie. Villon le cite dans Item, vienne Robin Turgis :

Item, vienne Robin Turgis

A moi, je lui paierai son vin ;

Combien, s'il treuve mon logis,

Plus fort sera que le devin.

Le droit lui donne d'échevin,

Que j'ai comme enfant de Paris :

Se je parle un peu poitevin,

Ice m'ont deux dames appris.

Quant à "Dame Sidoine", elle peut avoir été quelque affranchie, maîtresse de Villon. Elle apparaît dans les "Contredits de Franc Gontier" dont voici la savoureuse première strophe :

Sur mol duvet assis, un gras chanoine,
Lez un brasier, en chambre bien nattée,
A son côté gisant dame Sidoine
Blanche, tendre, polie et attintée,
Boire hypocras, à jour et à nuitée,
Rire, jouer, mignonner et baiser,
Et nu à nu, pour mieux des corps s'aiser,
Les vis tous deux, par un trou de mortaise :
Lors je connus que, pour deuil apaiser,
Il n'est trésor que de vivre à son aise.
 
On voit enfin que Pierre Mac Orlan, tout en réinventant un argot du XVème ne dédaigne pas, lui non plus, les calembours puisqu'il mêle une anecdote historique de la rue Saint-Jacques à quelques coquillards supposés ou avérés. Outre, leur vocabulaire très particulier, ces fameux truands tenaient soi-disant leur nom de leur emblème, la coquille des pèlerins en route vers Santiago (Saint-Jacques de Compostelle). Fait, qui semble-t-il n'a jamais été vraiment prouvé.  
Pour rappel, on repasse la version de Valérie Ambroise



jeudi 7 mai 2015

François Villon et la chanson (4) Monique Morelli

Voici un disque rare, jamais publié en cd, que notre cher collègue avait rendu disponible à tous dans le cadre de son grand œuvre de titan archiviste.
Depuis, Divshare ayant viré tous les pouilleux encombrant son espace, nous prenons le relais pour rétablir l'album sur l'internet.
Un disque pas facile : Monique a sa voix de fumeuse tardive, elle chante parfois à la limite du juste.
Mais quels textes !

Quand on songe aux merveilles qui nous sont parvenues de Villon, d'Omar Khayyam ou de Nezahualcoyotl*, pour ne citer qu'eux, on mesure la quantité de ce qui a dû se perdre.

Allez, trêve de bla-bla, voici l'objet :

Face 1 : Je plains le temps de ma jeunesse. La grosse Margot. Ballade du concours de Blois. Épître à mes amis. Ballade pour prier Notre-Dame. Mort.

Face 2 : Pauvre je suis. Ballade des menus propos. Au retour. L'an quatre cent cinquante six. Jean Cotart. L'épitaphe.
Il suffit de cliquer sur le lien de la face concernée. Pour télécharger, c'est la flèche en haut à droite.


 * Souverain de Texcoco, apparenté aux Aztèques, qui écrivit au quinzième siècle de notre ère "Toute la terre est une tombe et rien ne lui échappe".
On a donné depuis son nom à un des quartiers le plus pourri de Mexico. 
Sic transit gloria mundi....

mardi 6 janvier 2015

Bibi-la-Purée


Bibi-la-Purée par Picasso

(...) Verlaine plongé par l'abus d'absinthe dans une perpétuelle somnolence, était le véritable président de ces réunions. Ses aventures avec Rimbaud n'étaient pas oubliées. Fanfaron du vice, l'auteur de Sagesse contait à ses voisins comment, récemment, en province, il avait causé un petit scandale en serrant de trop près un jeune berger. Il ajoutait que le maire de la localité était intervenu et lui avait conseillé obligeamment de s'en prendre plutôt au chef de gare, qui venait de Paris et qui, par conséquent, devait être plus au courant des moeurs de la grande ville.
    Verlaine apparaissait au Soleil d'Or flanqué d'une petite cour d'admirateurs, généralement faméliques, mais parmi lesquels se glissaient parfois quelques rimeurs fortunés. L'un de ces derniers avait même tenté d'assurer le couvert du Prince des Poètes, tout au moins pendant un certain temps, en versant pour lui mille francs d'avance à un restaurateur voisin, mais, dès le lendemain, Verlaine, toujours à court d'argent, avait été trouver le commerçant. "Rends-moi cinq cents balles, lui avait-il proposé, et je te promets de ne jamais plus venir manger chez toi."
    Le plus fidèle compagnon de Verlaine était Salis, dit "Bibi-la-Purée". Vêtu de loques et fier de sa dent unique, il se prétendait artiste et se donnait effrontément pour un cousin de son homonyme, le fondateur du Chat Noir. C'était, en réalité, un ancien épicier de Lyon, qui après avoir bu son fonds, avait échoué au Quartier Latin où il subsistait en faisant les courses et en cirant les chaussures des étudiants. Bibi-la-Purée servait le Prince des Poètes avec une docilité d'esclave, le suivant dans tous les cafés et profitant de la moindre distraction de son illustre ami pour ingurgiter subrepticement le contenu des verres d'absinthe servis à celui-ci. Après la mort de Verlaine, Bibi-la-Purée devait vendre aux amateurs plus d'autographes du maître qu'il s'était librement donné que ce dernier n'aurait pu en écrire au cours d'une vie pourtant longue.
    A peu près illettré, Bibi-la-Purée n'en était pas moins l'auteur d'une complainte autobiographique qu'il psalmodiait en faisant la quête :

Bref, quand je serai mort,
Si vous plaigniez mon sort,
Venez à Bagneux même,
Mais surtout sans remords,
Accompagner le corps
Du dernier bohème.


Michel Herbert, La chanson à Montmartre, 1967.




Complainte pour complaire à Bibi-la-Purée
 
Stupeur du badaud, gaîté du trottin,
Le masque à Sardou, la gueule à Voltaire,
La tignasse en pleurs sur maigres vertèbres
Et la requimpette au revers fleuri
D’horribles bouquets pris à la Poubelle,
 
Ainsi se ballade à travers Paris,
Du brillant Montmartre au Quartier-Latin,
Bibi-la-Purée, le pouilleux célèbre,
Prince des Crasseux et des Purotains !
 
Le Mufle au sortir d’un bon restaurant
Hurle en le voyant paraître aux terrasses :
— « Quel est ce cochon ? ce gâte-soirée,
Ce Brummell fétide et malodorant,
Vêtu de microb’s et ganté de crasse ?
Vraiment la Police est plutôt mal faite ! »
 
Mais point ne s’émeut Bibi-la-Purée
Qui porte en son cœur un vaste mépris
Pour quiconque n’est bohème ou poète.
 
Et lors il s’en va promener ailleurs
Sa triste élégance et sa flânerie.

Cy sont ses métiers, besognes étranges
Et premièrement, simple j’m’en-foutiste,
Puis, chacun le sait, ami de Verlaine,
Ami des ponant’s, ami des artistes,
Modèle à sculpteurs dans les ateliers,
Guide à étrangers, cireurs de souliers,
Vadrouilleur encore, s’il vous plaît, bon ange,
Bon ange à poivrots perdus dans la nuit,
Estampeur, filou, truqueur proxénète,
Ainsi va Bibi, l’illustre Bibi !
 
On dit de Bibi : — « Chut ! c’est un mouchard. »
D’autres : — « Taisez-vous, il est bachelier ! »
Et d’autres encor : — « Bibi est rentier. »
Mais nul ne peut croire à la Vérité :
Bibi-la-Purée, c’est le Grand-Déchard.
 
Et quel âge a-t-il ? on ne sait pas bien.
Son nom symbolique en le largongi
Proclame qu’il est assez ancien,
Quasi éternel comme la Misère,
Et trimballes-tu, tu trimballeras,
Ô Bibi, toujours ta rare effigie.
Bibi-la-Purée jamais ne mourra.
 
Va, comédien, noble compagnon,
Cabot de misère, ami de Verlaine,
Errant de Paris, spectre d’un autre âge
Que ne renieraient Gringoire ou Villon,
 
Vilain, dégoûtant, lécheur de bottines,
Gibier de prison, chair à échafaud
Que couve l’œil blanc de la guillotine,
Dandy loqueteux, fabuleux salaud,
 
Ô qui que tu sois, gas d’expédients,
Ministre déchu, ex-étudiant,
Mouchard ou voleur, suce-croquenots,
Tu portes un nom bien plus beau que toi :
 
— « Bibi-la-Purée » : a dit la Putain ;
— « Bibi-la-Purée », dit la Faubourienne
Aussi la Mondaine, aussi le Bourgeois ;
— « Bibi-the-Piourée », daigne l’Angleterre,
— Bibi-la-Purée, songe le Poète...
C’est le Pèlerin, c’est le Solitaire
Qui depuis toujours marche sur la Terre...
 
C’est un sobriquet bon pour l’Être Humain.

Jehan Rictus






BIBI-LA-PUREE

Personnage Hoffmanesque et déambulatoire, le sourire d’un Voltaire ingénu, le cheveu abondant et la dent rare, pendant un tiers de siècle, Bibi la Purée anima les rues de Paris de sa silhouette pittoresque.
 Bibi la Purée n’appartient qu’à moitié à l’histoire de Montmartre, car il partagea ses faveurs entre ce bourg fameux et le quartier Latin. Deux ou trois fois par semaine, armé de son éternel parapluie, drapé dans sa vieille redingote miroitante, une fleur à la boutonnière, son inévitable mégot éternel aux lèvres, il grimpait d’un pas alerte les pentes abruptes de la rue des Martyrs pour venir s’asseoir à la terrasse de l’Auberge du Clou, hiver Comme été, et y savourait une tasse de café nature, car Bibi était sobre, sobre de paroles, sobre de boisson. Le patron du Clou, le jovial Bigot qui adorait toutes les excentricités, aimait voir cette figure sympathique orner sa terrasse et y provoquer la curiosité des passants.
La profession de Bibi la Purée était une des plus jolies que je connaisse et d’une grande facilité à exercer. Il était rentier. Quand il comparaissait devant les tribunaux pour de menus délits qui n’entachaient en rien son honneur professionnel, Bibi la Purée déclinait, à la demande du Président, ses noms, qualités et professions avec la plus exquise complaisanc
e.
- « Bibi la Purée, seigneur de Salis et autres lieux. Et rentier! » ajoutait-il avec orgueil.
 Le véritable Salis, Seigneur de Naintré et de Chanoirville-en–Vexin, qui n’aimait pas qu’on abusât de son nom, menaçait de ses foudres qui étaient, en l’ espèce, des poings solides, le présomptueux Bibi, qui évitait soigneusement de. passer rue Victor Massé où l’illustre seigneur tenait son castel. D’ailleurs, le pauvre Bibi était un petit rentier. Il possédait en tout et pour tout une rente annuelle de quatre cents francs. Et il n’était rentier qu’un jour dans l’année, le jour où il touchait sa rente qu’il dilapidait joyeusement dans le temps que la Terre met à faire sa demie révolution autour du soleil. Heureusement qu’il la touchait le 21 juin, le jour le plus long de l’année. Il était ainsi rentier plus longtemps.
-« Je mène, disait-il, pendant un jour la vie d’un millionnaire. Le reste de l’année, je m’en souviens et j’attends sans impatience, car je suis philosophe, mon autre jour de millionnaire. Aussi bien, ai-je horreur des années bissextiles . » Il ne faudrait pas croire que Bibi la Purée fut un désoeuvré complet. Non, il avait un métier, mais qu’il n’exerçait que rarement et quand l’occasion de le faire se présentait. Il cirait les chaussures. Mais pas à tout le monde! Il n’avait qu’un unique client sur terre, le grand poète Verlaine, et ne consentait à fournir que celui-là.
 Chaque fois qu’ il pouvait se trouver dans la rue en présence de Verlaine, il prenait son pied – c’est le cas de le dire. – Bon gré, mal gré, il fallait que l’infortuné poète passât par les brosses de Bibi qui le cirait éperdument. Et si Verlaine avait le malheur de vouloir récompenser son petit travail par le don de quelques sesterces, Bibi se drapait dans sa dignité et les refusait d’un geste d’empereur outragé.
 Verlaine, qui n’était pas d’une élégance raffinée, avait fini par éviter prudemment les rues et boulevards où Bibi le guettait, armé de ses impitoyables brosses qu’il dissimulait dans les poches des basques de sa redingote.
Un jour même Verlaine, pour le décourager, sortit pieds nus. Bibi se précipita à ses pieds et … les lui cira.

Verlaine, à partir de ce moment, n’opposa plus aucune résistance à Bibi et se résigna à son sort.
Cire! disait-il à Bibi quand il l’apercevait, en tendant son pied.
Il lui parlait comme à un roi.
D’ailleurs, je pus juger un jour par moi-même le désintéressement de Bibi.
Un après-midi que je l’avais rencontré à la terrasse du « Clou », il remarqua la vétusté de mon chapeau, et le lendemain, il m’en apportait une vingtaine à choisir, de toutes les formes, de toutes les dimensions, de toutes les couleurs et de toutes les époques. Aucun ne m’allait. Faut croire que j’ai une drôle de tête! Il me les laissa tous et s’en alla désespéré. Un instant l’idée me vint de m’établir· chapelier, mais toutes réflexions faites, cette idée me sortit de la tête. Je n’ai aucune aptitude pour le Commerce.
Une autre fois, m’étant attardé en sa compagnie jusqu’à l’heure indue de quatre heures du matin, il voulut absolument me reconduire jusqu’à la porte de mon domicile, l’hôtel du Poirier, pour m’assister en cas d’attaque nocturne.

Arrivé à la porte de mon hôtel, je remerciai chaleureusement Bibi et voulus lui offrir une pièce de vingt sous. Je crus qu’il allait me faire un mauvais parti et se livrer sur moi à une « attaque nocturne. »
- Tu m’offense! cria-t-il, jamais avec les amis! Bibi ne mange pas de ce pain-là! Bibi n’est pas un mendiant!
Quoique râpé jusqu’à la corde, Bibi n’était pas d’un abord répugnant. Il se rasait assez régulièrement, prenait un bain dans la Seine de temps à autre et portait un linge qui, quoique douteux, n’atteignit jamais les limites de la décomposition totale.
Bibi n’était pas toujours commode et n’aimait pas se laisser manquer de respect. Une fois je l’ai vu corriger à coups de parapluie, son arme favorite, un quidam qui l’avait insulté.

 Un jour, j’assistai, toujours à la terrasse du Clou, à une scène bien curieuse entre Bibi et un Arabe en costume national, que le dessinateur Henricus venait de ramener d’Afrique.
Tout à coup Bibi, qui était assis auprès de l’Arabe, aperçoit un énorme pou qui se baladait sur le revers de sa propre redingote. Il saisit délicatement l’insecte entre le pouce et l’index et le montrant à l’ Arabe : « C’ est à vous ceci, Sidi ? »
- Parfaitement, répond tranquillement l’Arabe, qui le lui reprend des mains et le repose froidement sur son burnous.
Vous voyez par cette anecdote, que Bibi avait le sentiment exact de la propriété.
Bibi était très galant avec les dames. Il détachait fort souvent de la boutonnière de sa redingote le bouquet de violettes ou l’oeillet rose qui s’y fanait, pour l’offrir à une belle personne du sexe féminin. Il y avait du Don Quichotte en lui.
Un beau dimanche, sous la présidence de Georges Courteline qui n’était pas encore commandeur de la Légion d’honneur, on couronna un poète maintenant oublié, César Leprince, sur le tas de sable qui surmontait le rond-point qui fait face à l’auberge du Clou, et pour corser la fête, on élit Bibi la Purée « rosier » de Montmartre. Il fut très digne et très acclamé dans ce rôle.
D’ailleurs on Soupçonna toujours Bibi d’être mort « vierge et martyr ». Il était galant, il n’était pas amoureux. Il ne faut pas confondre intelligence avec gendarmerie.
Bibi était une espèce de saint. On ne lui connaissait aucun vice. Il ne buvait pas, ne fumait que des cigarettes éteintes et ne disait jamais de mal de son prochain. Il adorait la lecture, la liberté et le grand air.
Des journées entières on le voyait sur les quais ou sous les galeries de l’Odéon, feuilleter de vieux bouquins ou de jeunes revues.
Ses domiciles étaient vagues et indéfinis. L’époque du terme le laissait indifférent. Car jamais les voûtes des arches du Pont-Neuf ou les bancs du boulevard Saint-Michel n’ont présenté leurs quittances de loyer aux locataires qu’ils abritent ou soutiennent. -
Bibi était le noctambule par excellence. Il dormait de préférence le jour, dans des endroits frais abrités du soleil, avec la rumeur de la grande ville au-dessus ou autour de lui.
La campagne, bien qu’il aimât les fleurs, l’attirait peu. Il lui préférait les ombrages du Luxembourg, les moires de l’eau de la fontaine Médicis, les quinconces peuplés des blanches statues de nos reines aux robes de pierre, aux majestueuses attitudes figées. Il passait au milieu des étudiants, des grisettes et des rapins, comme un personnage d’une époque éteinte, le spectre d’un Voltaire bénévole dont il ne serait plus resté que le sourire et dont la malice se serait envolée. Il allait souvent s’asseoir en face de la statue de ce dernier, et Voltaire et Bibi s’envoyaient leur plus gracieux sourire. Mais celui de Voltaire était fixé par l’éternité et par Pigalle.
Comme la plupart des poètes, des rêveurs et ces philosophes, Comme son Dieu Verlaine, Bibi la Purée mourut à l’hôpital.
Sa mort fut tragiquement belle.
Depuis longtemps, dévoré par la fièvre, il était visité d’affreux cauchemars peuplés des fantômes de sa vie passée et s’agitait entre les draps de son lit de douleur sans pouvoir y trouver le repos que la vie ne lui avait jamais donné et que la mort bienfaisante et éternelle était près de lui accorder.
Un jour, pendant la visite, il se leva debout sur son lit. Il s’était enveloppé dans ses draps qui lui faisaient un blanc vêtement sacerdotal. Il s’était coiffé de son vase de nuit qui figurait une tiare papale. L’infortuné, dans son agonie, se prenait pour Léon XIII avec lequel il avait une vague ressemblance. Car Léon XIII, ce croyant, et Voltaire, cet athée, se ressemblaient physiquement. Etrange anomalie propre à faire rêver ceux qui se penchent un moment, au risque d’en avoir le vertige, sur l’insondable abîme de l’Eternité. Alors d’un vaste geste circulaire, vénérable,majestueux et hiératique, pendant que les infirmières poussaient des cris d’orfraie, il les bénit, il bénit le médecin en chef, il bénit les infirmiers, il bénit les malades, il se bénit lui-même. Puis il retomba sur son lit.
Il était mort.

Jules Depaquit, La Vache enragée n°91, novembre 1922.
Texte trouvé sur ce site, merci au blogueur pour la transcription.



Brassens, L'enterrement de Verlaine.


petite annonce : pour un problème d'enregistrement, on mettra notre dernière émission en ligne dans quelques jours.