samedi 31 octobre 2020

Tranche de vie (héroïque)

 



-Halte ! Sac à terre !
- Qui a crié, demanda le général d'un air sombre.
C'était un soldat de liaison du 2ème bataillon de la 7ème compagnie qui, à la croisée de deux sentiers, prévenait les détachements suivants qu'ils devaient s'arrêter. Les éclaireurs avaient besoin de temps pour reconnaître les sentiers et indiquer lequel il fallait suivre. L'un d'entre eux venait d'être tué et les autres ne devaient pas s'aventurer sur le terrain avant qu'il n'ait été reconnu. Il ne faisait qu'obéir aux ordres. Ce que le capitaine Zavattari, commandant la 6ème compagnie, rapporta au général.
- Faites fusiller ce soldat, ordonna le général. 
Faire fusiller un soldat ! La capitaine Zavattari était un officier de réserve. Dans la vie civile, il était chef de division au ministère de l'Instruction publique. C'était le plus vieux capitaine du régiment. L'ordre de faire fusiller un soldat était une absurdité inconcevable. En pesant ses mots, il trouva le moyen de le dire au général qui répliqua sans une seconde d'hésitation:
- Faites-le fusiller sur-le-champ.
Le capitaine s'éloigna et revint auprès du général un instant plus tard. il s'était rendu à la bifurcation et avait personnellement interrogé le soldat de liaison.
- Vous l'avez fait fusiller ?
- Non, mon général. Il n'a fait qu'obéir aux ordres. Il ne lui est jamais venu à l'esprit qu'en criant "Sac à terre!" il émettait un cri de lassitude ou d'indiscipline. il venait d'y avoir un mort chez les éclaireurs, la halte était nécessaire le temps de reconnaître le terrain.
-Faites-le fusiller quand même, répondit froidement le général. Il faut faire un exemple !
-Mais comment puis-je faire fusiller ce soldat sans la moindre procédure alors qu'il n'a commis aucun crime ?
Le général n'avait pas la même mentalité juridique. ces argumentations, ce respect des lois l'irritèrent.
- Faites-le immédiatement passer par les armes, cria-t-il, et ne m'obligez pas à faire intervenir mes carabiniers contre vous aussi.
Il était suivi par deux carabiniers au service du commandement de la division. 
(...)
- Oui mon génral, répondit le capitaine sans hésitation.
- Exécutez mon ordre et venez m'en rendre compte aussi tôt.
Le capitaine rejoignit de nouveau la tête de sa compagnie qui attendait ses ordres. Il demanda à un groupe d'hommes de décharger leurs fusils contre un tronc d'arbre et ordonna aux brancardiers d'étendre sur une civière le corps de l'éclaireur tué. L'opération terminée, il se présenta, suivi de la civière, devant le général. Les autres soldats, ignorant le macabre stratagème, se regardaient les uns les autres abasourdis.
- Le soldat a été fusillé, dit le capitaine.
Le général vit la civière, se mit au garde-à-vous et salua fièrement. il était ému.
- Saluons les martyrs de la patrie! En temps de guerre, la discipline est douloureuse mais nécessaire. Honorons nos morts !

Emilio Lussu* Les hommes contre.

 
 
Une bande annonce du film de Francesco Rosi (1970)

 

* Engagé volontaire en 1914, écœuré par le massacre, Emilio Lussu fut membre des groupes de choc antifascistes puis du collectif révolutionnaire Giustizia e Libertà. Il a écrit, entres autres, Les hommes contre, La Marche sur Rome, et une Théorie sur l'insurrection.

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