vendredi 5 octobre 2012

Pour en finir avec le travail






Pour en finir avec le travail, "Chansons du prolétariat révolutionnaire". Anthologie de la chanson française, EPM.

  
     L'album, paru en 1974, introuvable depuis, était devenu un mythe : la seule trace discographique qu'ait laissée la mouvance situationniste, soit neuf chansons appelant toutes à une révolution violente, la plupart détournant un air connu, selon une des plus typiques pratiques du groupe situ (mais les chansonniers, en composant leurs chansons sur des airs en vogue étaient depuis toujours des situationnistes à la Monsieur Jourdain).

    Depuis longtemps, les initiés se passaient le mot : la plupart des chansons de l'album étaient signées Jacques Le Glou, compagnon de route des situs, mais certaines " anonymes " auraient été écrites soit par Guy Debord, ou par Raoul Vaneigem... On murmurait aussi le nom de Roda-Gil, plus connu aujourd'hui pour ses activités dans le Top 50 qu'en tant qu'anar (même si une romance comme Il neige sur le lac Majeur, chantée par Mort Shuman, fait allusion à une célèbre anecdote de la vie de Bakounine).

   Le Glou, devenu producteur. Plus besoin de jouer les analystes stylistiques pour "démasquer" les auteurs : pour cette réédition, les signatures sont accolées aux chansons. On retrouve sans étonnement dans la Java des bons enfants le laconisme sardonique de Debord, et dans la Vie s'écoule, le temps s'enfuit l'obsession temporelle récurrente chez Vaneigem. Le seul emprunt au passé est un anonyme daté de 1892, le Bon Dieu dans la merde, popularisé par Ravachol qui la chanta en montant à la guillotine... avant que le couperet ne l'empêche d'aller jusqu'au dernier couplet.

     Vingt-cinq ans après, Jacques Leglou, qui fut la cheville ouvrière de Pour en finir avec le travail, reçoit à Paris, à la Butte aux Cailles, dans une jolie maison transformée en bureau. Aujourd'hui, il est exportateur de films français à l'étranger, producteur. Quand on croise son œil débonnaire, comment croire qu'il a pu signer des lyrics sanguinaires du genre "Les maquisards sont dans les gares / à Notre-Dame on tranche le lard"?


"...Les 403 sont renversées
La grève sauvage est générale
Les Ford finissent de brûler
Les enragés ouvrent le bal..."

      Fidèle au folklore situ, l'histoire commence par une exclusion: quand Le Glou est éjecté de la Fédération anarchiste à la suite du Congrès de Bordeaux de 1966. On lui reproche d'avoir titré en une du Monde libertaire à la mort d'André Breton : "Deux grands malheurs pour la pensée honnête en France : André Breton est mort et Louis Aragon est toujours vivant". De toute façon, lui et ses amis récusaient le Monde libertaire qui avait refusé des textes situs. Le Glou fonde une Internationale anarchiste, et prend ses premiers contacts avec les situationnistes. En Mai 1968, il participe au Comité pour le maintien des occupations (CMDO), créé le premier jour de l'occupation de la Sorbonne, où l'influence de Debord et de ses proches est signifiante. Passionné de chansons, les événements l'inspirent : "Pour faire comme Jules Jouy pendant la Commune, j'écrivais une chanson par jour. En parlant avec Debord je me suis aperçu qu'il en avait aussi écrit beaucoup. Je lui ai présenté Francis Lemaunier, un musicien qui venait des rangs libertaires, ils ont travaillé ensemble".


     Vers 1972, sans aucune expérience, il décide de faire un disque avec tout ça. "On a enregistré quatre chansons, Pierre Barouh nous a prêté son studio. J'ai fait le tour des maisons de disques, personne n'était intéressé. J'ai trouvé 100.000 F pour produire l'album. La législation d'alors était plus dure pour les détournements : il fallait l'aval de l'éditeur, de l'auteur, du compositeur. Brassens, Ferré, Moustaki ont refusé. C'est Lanzmann et Dutronc qui les premiers ont permis qu'on mette "Paris s'éveille" à notre sauce. Pour A bicyclette, Barouh avait écrit le texte, alors ça ne posait pas de problème. Prévert a beaucoup ri de nos Feuilles mortes. Roda-Gil m'a laissé sa chanson sur les partisans de Makhno, il avait fait un passage au CMDO". Étienne Roda-Gil aime à rappeler que cette chanson remonte à 1961 : "Elle était chantée par les anars de l'AIT. Elle contribuait à la lutte antifranquiste en l'identifiant à la lutte antistalinienne" (les deux chansons de Guy Debord remontent elles aussi à cette époque, ndlr). Ravi que ce souvenir de jeunesse réémerge, Roda-Gil raconte : "J'ai rencontré Alice, elle m'a dit : "On va ressortir le disque et là on va mettre ton nom" (Alice Becker Ho, signataire d'une des chansons de l'album, est la veuve de Guy Debord. Ni elle ni Vaneigem n'accordent d'interviews).

    Pour enregistrer l'album, Leglou avait choisi des musiciens de l'Opéra, afin de casser l'image des productions gauchos avec de la musique au rabais. Leglou était ami de Pia Colombo, il aurait voulu qu'elle chante, mais elle était malade. Sur le CD, la voix féminine est toujours créditée "Vanessa Hachloum", quand l'amateur reconnaît Jacqueline Danno. "Elle a eu peur devant les textes, c'était pas son public. On lui a trouvé son pseudo, Hachloum comme HLM". Aujourd'hui, Jacqueline Danno s'amuse encore de ce pseudonyme : "C'était si drôle, j'ai préféré qu'on le garde sur la réédition. En fait, j'étais sous contrat avec une maison de disques qui n'aurait pas du tout apprécié... C'est la même histoire que pour le film Lola : Jacques Demy m'avait demandé de chanter la chanson du film. C'était difficile, la scène avait déjà été tournée, je devais chanter en suivant les lèvres d'Anouk Aimée. J'étais sous contrat à cette époque, le disque est sorti dans une autre maison, sans mon nom. Récemment j'ai vu un CD avec la chanson de Lola où il y a écrit "avec la voix d'Anouk Aimée !"

    "La voix masculine, c'est Jacques Marchais, fleuron de la chanson Rive Gauche (prix Charles-Cros 1966)* qui n'avait jamais connu les honneurs du laser." Je crois que Leglou est venu me chercher à la Contrescarpe, où j'ai chanté jusqu'en 1968. Je lui disais toujours "pour qui sonne Leglou !". Les textes m'ont tout de suite amusé. Il devait y avoir un second volume, et puis cela ne s'est pas fait. J'avais déjà travaillé quelques titres. Je me rappelle d'une "anarseillaise", ils avaient détourné Gatztibella, le poème de Hugo chanté par Brassens. Au lieu de "Il est des filles à Grenade" ça commençait par "Il est des filles à grenades / Il en est d'autres à bazooka". Après ce disque, Jacques Marchais se met à écrire ses propres chansons, qu'aujourd'hui encore des groupes bretons interprètent. Il a adapté la comédie musicale Cats en français, et puis "j'ai essayé de gagner ma vie en faisant des doublages, des dessins animés, de la pub : j'ai été la voix du capitaine Igloo, j'ai fait beaucoup de gros chiens".

*Sa discographie comprend une douzaine de 33 tours, dont le mythique On a chanté les voyous chez Vogue, à partir d'un répertoire de chansons de taulards de la belle époque.


     Fin 1973, le disque enregistré, Leglou en écrit les notules avec Guy Debord. Certains amis de 1968 sont devenus des ennemis, depuis que l'Internationale situationniste a scissionné l'année d'avant. On garde leurs chansons mais, pour les initiés, la notule sur la chanson de Vaneigem, qui fait allusion à son pseudonyme d'alors de "Ratgeb" sent le règlement de comptes. Le disque paraîtra sans nom, sauf celui de Leglou, et on brouille les pistes : "Pour la Java des bons enfants, on a attribué la chanson à Raymond Caillemin, le vrai nom de Raymond la Science, un membre de la bande à Bonnot; depuis, l'information a été reprise par des historiens "sérieux" "Ils ont sorti 3500 disques, 500 cassettes. La critique était délirante :Delfeil de Ton nous encensait, le Monde me comparait à Renaud... La Fnac nous avait mis à l'entrée, en vue sur des pyramides. Tout s'est épuisé en quatre mois. Je suis revenu pour un autre tirage, mais entre-temps ils avaient vraiment écouté les textes : c'était devenu hors de question". C'est en apprenant le prix qu'atteignait aujourd'hui cet album aux puces, que Leglou a voulu le rééditer. "Quinze boîtes ont refusé. Finalement, j'ai appelé François Dacla à EPM : Il m'a dit: "Viens tout de suite !" Il était PDG de RCA en 1974 ! Mais cette fois, j'ai tenu à mettre le vrai nom des auteurs".

Propos recueilli par Hélène Hazera
Article paru dans libération le 27 février 1999

 Les titres des chansons, leurs "auteurs" & les commentaires tels qu'ils apparaissaient dans l'édition de 1974. 

 1 - L'Bon Dieu Dans La Merde [1892 - anonyme] Cette chanson, très en vogue dans les milieux anarchistes de la fin du 19ème siècle, aété chantée par Ravachol motant à la guillotine le 11 juillet 1892, dans la prison de Montbrison. L'exécution interrompit Ravachol à la fin de l'avant-dernier couplet, qui est aussi le plus significatif. On y retrouve, à travers la référence au Père Duchesne et à Marat, l'évocation des revendications sociales des Enragés & des bras-nus de la première Révolution française. Les travailleursqui se dressent contre la sociètè de classes y désignent encore leurs ennemis, voués à la lanterne, sous les seules figures traditionnelles du propriétaire & du prêtre.



 2 - La Java Des Bons Enfants [1912 - Raymond Callemin] On connait le massacre causé dans le personnel du commissariat de police de la rue des Bons Enfants par la bombe anarchiste, du modèle classique dit "marmite à renversement", qui y explosa le 8 novembre 1892. Quoiqu'elle fût sans doute destinée à soutenir la grève des mineurs de Carmaux, une partie des ouvriers parisiens d'alors nièrent l'efficacité tactique de cette forme de critique sociale. On entend un écho de ces divergences ("les socialos n'ont rin fait...") dans cette java des Bons-Enfants, qui du reste n'est pas contemporaine de l'évènement. Exprimant une franche approbation de l'action directe, la chanson n'est en fait écrite que vingt ans plus tard parmi les anarchistes de la fameuse "Bande à Bonnot", quand celle-ci mène, à l'aide d'automobiles volées, la première de toutes les tentatives de "guérilla urbaine". Son auteur, guillotiné en 1913, est Raymond-La-Science, de son véritable blase Raymond Callemin.

 3 - La Makhnovstchina [1919 - anonyme ukrainien] On sait comment la révolution soviétique en 1917 a été vaicue par le parti bolchevik qui, saisissant le pouvoir étatique, constituaa sa propre bureaucratie en nouvelle classe dominate dans la société. Cette dictature totalitaire fût naturellement combattue par les travailleurs révolutionnaires, notamment les marins du soviet de Cronstadt et le mouvement anarchiste d'Ukraine, qui simultanément furent au premier rang dans la guerre civile contre les armées blanches de la réaction tsariste. L'armée anarchiste de Makhno, la Makhnovstchina, fut utilisée dans les phases critiques de la lutte contre les généraux blancs Dénikine et Wrangel par Trotsky, chef de l'armée rouge, lequel, une fois le péril écarté, exigea sa soumission à l'État renforcé et, ne pouvant y parvenir, l'anéantit par les armes. Modernité à relever, c'est sur un air bolchevik (Chant des partisans) aussitôt détourné par les communistes-libertaires et les autogestionnaires d'Ukraine que cette chanson de la Makhnovstchina a été composée. Son attribution à Nestor Makhno lui-même n'est pas crédible et, pour diverses raisons, ne nous semble pas m^me mériter l'examen. Sans pouvoir trancher cette question, notons que les noms de Voline et, beaucoup plus vraissemblablement, d'Archinov, ont été souvent avancés.













5 - La Vie S'écoule, La Vie S'enfuit [1961 - anonyme belge] Sur un air qui évoque curieusement le folksong de l'Ouest américain, cette chanson mélancolique tire son origine de la grande grève sauvage de la Wallonie, au début de 1961. On y sent toute le tristesse d'un prolétariat une fois de plus humilié et vaincu. L'évocation assez conventionnelle, de "la violence" qui mûrira dans l'avenir, ne peut dissimuler la déception, la sensation poignante de devoir vieillir sans avoir pu atteindre ce que l'on s'était promis de la vie. C'est parmi les travailleurs de chez Ratgeb, à Linkebeek dans la banlieue bruxelloise, entreprise bien connue pour la radicalité & la fermeté constantes de ses luttes quotidiennes, qu'a été composée la chanson. On est amené à remarquer, une fois de plus, à propos de cette production où une indéniable maîtrise du langage sert un rythme délicat, combien de talents dorment, inemployés, dans la classe ouvrière; talents qui, chez des petits-bourgeois passés par l'université, se prostitueraient tout de suite dans le journalisme alimentaire ou parmi la valetaille des petits cadres de l'édition.

 6 - Il Est Cinq Heures [1968 - Jacques Le Glou] L'original de la chanson, interprétée par Jacques Dutronc, était un succès des premiers mois de 1968. Le moi de mai devait amener sa version détournée, plus concrète quoique encore prophétique. Chantée dans les rues, sur les barricades, elle a été de nombreuses fois ronéotypée dans les assemblées fièvreuses de ce temps-là, en particulier dans la "Salle Jules Bonnot" de la Sorbonne occupée. Ce détournement, tout en retrouvant la fête de la Commune, avec sa colonne qui tombe, est visiblement une réponse aux urbanistes & autres policiers de l'époque gaulliste. Ce ne sont plus les Halles que l'on démolit, mais le Panthéon. Ce ne sont plus les quais que l'onravage, mais la place de l'Étoile. Cette critique préfigureles futures actions révolutionnaires pendant les émeutes, et après si elles ont réussi : détruire à tout jamais la laideur répressive et morale du pouvoir. Si certains s'étonnent des violences qui menacent les bureaucraties syndicales ou le "parti dit communiste", il leur suffira de lire aujourd'hui les articles de l'Humanité du mois de mai 1968 pour en vérifier l'inoubliable ignominie. Il faudra évdemment d'autres Mai à la classe ouvrière afin qu'elle revendique elle-même son autonomie, ses propres organisations, sa propre autodéfense. Elle sait déjà qu'elle ne peut combattre l'aliénation par des moyens aliénés, et que la bureaucratie syndicale est son premier ennemi. En Italie comme en Angleterre, en Allemagne comme au Portugal. "Après Paris, le monde entier..." Ce fut vite vérifié.














8 -  La Mitraillette [1969 - Jacque Le Glou] À paartir d'une bicyclette chantée par Yves Montand, cette chanson exprime le retour de l'extrémisme révolutionnaire dans la jeunesse d'aujourd'hui. On y retrouve sa sensibilité, les seuls héros du passé qu'elle veut reconnaître, et l'essentiel de ses projets d'avenir. On remarquera tout particulièrement l'importance accordée au thème de l'armement.

 9 - Les Bureaucrates Se Ramassent À La Pelle [1973 - Jacques Le Glou] Les Feuilles mortes de Prévert & Kosma, la plus connue peut-être des chansons de la fin des années 1940, la chanson de St-Germain-Des-Prés, voit ici son contenu détourné d'une manière significative. Dans le lyrisme d'un temps changé, la "grève sauvage" de l'avant-révolution a remplacé, comme référence centrale, les amours mortes d'après-guerre. L'internationalisme nouveau y rapproche la lutte des anti-péronistes d'Argentine et l'exemplaire grève antisyndicale des dockers d'Anvers. Surtout, on y trouve formulé le but révolutionnaire explicite des "loulous", des jeunes prolétaires des banlieues modernes : "Ne plus jamais travailler." Comme dans toute l'expression nouvelle qui se développe depuis mai 1968, la valeur libératrice de la pratique de l'érotisme est évoquée.


5 commentaires:

  1. Il faut sans doute préciser que Jacques Le Glou est décédé le 9 décembre 1970.

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  2. C'est ainsi que Jacques Marchais est passé de Le Glou à Igloo…

    Le Glou n'était certes pas un mauvais bougre, mais il semble que c'est à lui que revienne la responsabilité de la brouille entre l'IS et ICO, selon du moins cet intéressant témoignage.

    On a reparlé de Vanessa Hachloum lors de l'émission de juin 2017, mais Jules ne se souvenait plus de l'origine de ce pseudo.

    OTAN, suspends ton vol !

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  3. Meuh si...
    Je ne vais point couper ce pauvre Serge, voilà tout.
    Par ailleurs, la brouille était un sacré carburant pour ces gens-là.
    J.

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  4. Ça sent la contrepèterie mais le mot "brarburant" n'existe pas et il serait malséant d'associer Jean-Pierre Brard à Aristide Bruand…
    Et puis, la brouille comme comburant, c'était vachement plus pour l'IS que pour ICO.

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