"...Quelques mois avant sa mort, nous embauchâmes Fréhel la Grande pour venir chanter ses vieux succès. Le musette l'avait vue débuter momignarde sur une table où elle grimpait pour pousser ses goualantes, après elle faisait la quête.
Entre ses deux époques de musette elle avait eu le temps de bouffer toute sa braise, quand elle vint chez nous elle était à la côte, et avait l'impression de se retrouver subito à la tête d'une nouvelle carrière. Ça lui plaisait. Pierre allait la cueillir chaque soir sur les pentes de Montmartre où elle créchait pour la ramener dans une invraisemblable voiture : un châssis et deux sièges. Sur la route les gens la reconnaissaient et criaient son nom, elle saluait de la main et passait comme une reine mère. Elle portait bien son âge qu'elle ne voulait avouer. Son corps usé, meurtri par trop de tentatives de suicides, était intouchable, il fallait faire très attention pour lui serrer la main. En pantoufles sur des socquettes de laine rouge, en jupe noire plissée de fille des Halles, poings sur les hanches, dans un coin de la piste elle regardait la salle puis se tournait vers l'accordéoniste.
- Vas-y, minet vert...
Les conversations s'arrêtaient, tous les visages n'avaient plus qu'un objectif, celui de la chanteuse, les cigarettes brûlaient passives au bout des doigts pour être brusquement abandonnées lorsque, à la fin de la chanson, Fréhel stoppait la musique.
- Pour moi toute seule la dernière note...
Elle l'envoyait, sa dernière note, sous les applaudissements sans arrière-pensée de l'auditoire soufflé.
- Elle a toujours sa voix de vingt berges, y a pas d'histoire, pas une qui lui arrive à la cheville.
Son tour terminé, Fréhel regagnait la table qui lui était réservée. Elle s'affalait sur la banquette et selon le jour commandait du champagne ou de la limonade.
- Viens faire un cochon.
Le cochon est un jeu fort simple. Il se joue avec trois dés, une feuille de papier et un crayon. Chaque fois qu'il sort un as, on dessine une partie de l'animal en question... la tête, les oreilles, les yeux... jusqu'à ce qu'il soit complet. Ensuite on rejoue pour le tuer. Chaque as sortant permet d'effacer une partie dessinée précédemment. Le premier qui a terminé est déclaré gagnant et commande une tournée.
Fréhel gagnait toujours. Chaque cochon tué, elle se tournait vers le comptoir.
- Patron, une coupe c'est pour Bob...
Les affaires marchaient trop bien pour ne pas attirer l'attention de quelques amis qui avaient une vieille histoire à régler avec Jo. Ils atterrirent une nuit, et l'entretien qu'ils eurent avec notre associé ne nous fut jamais communiqué. Après avoir fermé la boutique sans prévenir, Jo et Lolotte disparurent on ne sait comment."
Robert Giraud , Le vin des rues
Pour en savoir plus sur les derniers concerts de Fréhel au Bal des tatoués, nous vous invitons à aller ici.
Et plus généralement pour en savoir plus sur Robert Giraud, Doisneau, Jean-Paul Clébert, Jacques Yonnet et toute la faune de la Mouffe, de la Maube, des Halles et de la Contrescarpe dans l'après-guerre, n'hésitez pas à compulser le blog très fouillé le copain de Doisneau consacré à Bob Giraud et à son univers.
Gabin et Fréhel, "La môme caoutchouc" dans "Coeur de lilas (1932)
Pour finir en beauté, Philippe Clay et Serge Gainsbourg nous chantent à l'ORTF une bien belle chanson qui rappelle ces temps oubliés. Les nippes avec...
Philippe Clay et Lucien Ginsburg "Accordéon"
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