vendredi 7 juin 2019

Setting songs par the Jam


Qu'est ce qu'un album historique ? Peut-être à la fois un disque qui vous accompagne à tout jamais et le reflet quasi parfait d'un lieu, d'une époque et d'une sous-culture devenue depuis culture dominante pour consommateurs plus ou moins nostalgiques.
C'était en 1979 et ce 33 tour nous a d'abord échappé. Au Royaume ravagé par la Thathcher, la presse spécialisée rapportait que deux groupes rivalisaient : The Clash et The Jam, rééditant les concurrences artificielles Beatles / Stones. Et l'année fut dominée par la bande à Strummer qui accoucha du magnifique London calling avant d'aller changer la face de la musique mondiale aux USA sur lesquels ils avaient tant craché.
Tout aussi productifs, les Jam, catalogués d'abord à part sur la scène punk puis enfermés dans le revival Mod, ont depuis 1977 sortis trois albums, deux assez classiques et prometteurs In the city et This is the modern world, tout en nervosité puis All mods cons qui comportait déjà quelques tubes majeurs.
Et d'août à octobre 1979, ils enregistrent ce qui restera comme leur chef d’œuvre : Setting songs. Et comme de bien entendu, il a fallu quelques temps pour l'apprécier à sa juste valeur, l'apprivoiser.

À commencer par la pochette*. Côté pile une statue de 1918, The St John's Ambulance Bearers, représentant un soldat blessé soutenu par deux brancardiers.
Côté face, un pliant aux couleurs de l'Union Jack posé sur une plage type Brighton seulement peuplée par... un bouledogue.
Là où les Clash avaient misé sur une sauvage photo de concert en noir et blanc, Weller, Foxton et Buckler firent dans un kitch à la limite du nationalisme le plus abject. Un authentique repoussoir !
Mis à part qu'à l'instar des Clash, ils eurent l'intelligence (enfin, pour nous pauvre froggies) de mettre les paroles dans la pochette intérieure dissipant ainsi la moindre ambiguïté.
Et puis, Setting songs est un album par défaut, une ébauche, une frustration, une ambition ratée. À l'origine, un concept album, une histoire entière développée en opéra rock : celle de trois inséparables amis d'enfance qui se retrouvent après une guerre indéterminée et contemplent les ruines de leurs vies, de leur pays et de leur amitié. Métaphore d'une Angleterre en décadence dont on refourgue encore les lustres impérialistes passés alors que sa classe ouvrière se fait laminer.
Vic Coppersmith-Heaven, producteur de l'album
Pourquoi l'opéra originellement souhaité ne vit-il pas le jour ? Refus et sabotage de la maison de disque, Polydor ? Crainte de ringardise, d'être assimilé à tous ces disques pompiers et indigestes des années 70 ? On ne sait au juste.
Mais les dix morceaux de l'album original constituent à la fois un tout cohérent et un ensemble de chansons toutes aussi surprenantes que ciselées.
Mis à part la reprise finale d'un classique de Martha and the VandellasHeat Wave, repris en son temps par les Who et les renvoyant au passage à leur cher passé, tout le reste brosse un portrait cauchemardesque d'existences sacrifiées.
Paul Weller a ici rejoint son maître, Ray Davies des Kinks, un des meilleurs auteurs britanniques capable de vous poser et développer une situation en deux minutes trente.
On s'est longtemps envoyé la face B avant la face A.
Juste pour entamer l'écoute par le très orwellien Burning sky. Orwellien, car on a toujours imaginé que ce ciel en feu au-dessus de deux ex-amis vivant une rencontre manquée, celui qui s'est élevé socialement ayant le cynisme d'expliquer la vie à l'autre, est une référence directe à un passage du livre d'Orwell Coming up for air (Un peu d'air frais, 1939)



Le reste déroule de désespérantes vies quotidiennes de prolos (Saturday's kids, le fabuleux Private hell, Girl on the phone) et le stupéfiant Smithers-Jones composé par le bassiste Bruce Foxton, certainement son meilleur morceau. Bosse, bosse et bosse jusqu'à en crever, écrivit-il en référence à son propre père qui venait d'être licencié. La version du disque est avec quatuor à cordes. Il existe une autre version , plus classique, qui aurait été une idée du batteur, Rick Buckley.


Le reste n'est que loyauté envolée (Thick as thieves) et illusions perdues sur les champs de massacre : le symphonique Little boy soldiers, une des plus cruelles chansons jamais écrites sur l'idée de mourir pour des intérêts opposés à sa classe et l'apocalyptique Wasteland paysage en ruine qu'on peut aussi bien imaginer après-guerre qu'être un instantané d'une guerre sociale en cours.
Et puis il y a ce Eton rifles qu'on croirait écrit par ... the Clash, sorti en 45 tours par Polydor avant l'album.
Un chômeur à court de ressources y déroule ses envies de meurtre en songeant au très huppé collège privé du Berkshire et à son très aristocrate corps de cadets. Sup up your beer and collect your fags, there's a row going on down near Slough entame Weller en référence à sa participation à une manifestation du  SWP trotskyste qui était passée devant cette école de snobs.



Tous les morceaux non exhibés sont en lien. Sur ce, je me le remets sur la platine.

* Peut-être n'est-il pas inutile de préciser aux jeunes générations que les pochettes de 33 tours étaient une carte de visite destinée à attirer l'amateur.  Certaines étant considérées comme de pures œuvres d'art, qu'elle fussent prétentieuses, vulgaires, démagos, choquantes, nostalgiques ou obscures.

PS : So long, Malcolm Mac Rebennac, bon Docteur. On y reviendra.

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