vendredi 11 octobre 2019

Rubén Blades et la chanson interminable


S'il est un genre musical aujourd'hui considéré mineur et ghettoïsé dans des clubs de danse de quartier ou des croisières qui s'amusent, c'est bien la salsa.
Et pourtant, cette extension du son montuno caribéen, principalement créée par des musiciens portoricains ou cubains exilés à New York, fit les beaux jours du spanish Harlem des années 70 ou 80 (et les nôtres) permettant aux latinos d'exprimer leur mal de vivre ou leurs revendications avant de sombrer dans l'injonction "Hey moreno, montre-nous ta joie".
Rubén en 1976
Et s'il est un chanteur qui donna au genre ses lettres de noblesse et son message social, c'est bien le panaméen Rubén Blades.
Exilé au États-Unis à vingt ans, vivotant comme facteur, d'abord auteur de chansons doté d'un indéniable talent de conteur, il fut ensuite embauché comme chanteur dans l'orchestre de l'immense tromboniste Willie Colon en remplacement du portoricain Héctor Lavoe.
Rubén Blades va révolutionner la scène avec une chanson qui fut d'abord refusée par la maison de disque (7.20 minutes ! Trop long pour un 45 tour) avant de devenir l'hymne des quartiers hispanos puis celui des voyous d'Amérique latine : Pedro Navaja (Pedro la Lame).
Car le génie de cette chanson est de si bien manier images et plans de caméras explicites qu'elle en devient un court-métrage à elle seule et qu'aucune vidéo, surtout pas celle ci-dessous ne peut lui rendre justice. 
L'histoire débute par une longue description d'une gouape de quartier, petit criminel inspiré sans le cacher du Mackie Messer de l'Opéra de quatre sous.
Après que le narrateur nous ai décrit son costume de pachuco, ses armes et sa dent en or, la caméra s'éloigne pour un plan large des rues.
On est en été, en plein après-midi, et à part cette voiture banalisée dont personne n'ignore que c'est la police, le quartier est désert.
Sauf cette prostituée qui fait des allers-retours au bar du coin en attendant désespérément d'harponner un micheton.
Et c'est là que notre Pedro Navaja a la plus mauvaise idée de sa courte vie : profiter de cette solitude pour trucider et dépouiller cette pauvre femme qui ne manque pourtant pas de ressources.
Les deux agonisent bientôt sur le trottoir et seul un ivrogne ramasse le couteau, le 38 spécial, les portefeuilles avant d'aller fignoler sa cuite un peu plus loin... comme dans un roman de Kafka !  
La chanson se clôt sur trois minutes d'un refrain moqueur entonné par le poivrot "La vie est pleine de surprises" agrémenté de proverbes d'un Rubén Blades faussement moraliste ("Qui a vécu par l'épée, périt par l'épée", "Mauvais pêcheur qui a ramené un requin au lieu d'une sardine","Huit million de faits-divers à New York", etc.)


Sortie en 1978 sur le disque Siembra, cette salsa devient très vite LA salsa par excellence. À tel point que le label Fania ayant malencontreusement cédé les droits à des producteurs de nanars mexicains (voir ci-dessus) Rubén décide d'écrire une improbable suite à cette histoire.
Intitulée fort à propos Sorpresas (1985) on y retrouve le saoulard qui se fait braquer par un autre voyou (sobrement nommé "le Voleur") qui, stupéfait par son butin, se rend immédiatement sur les lieus du crime. Là-bas, c'est son tour de connaître une grande stupéfaction et un funeste sort.
Car Pedro Navaja, qui n'était évidemment que blessé, porte toujours deux poignards sur lui lorsqu'il sort bosser, au cas où...
Ayant soigneusement échangé les papiers d'identité, notre tueur reprend son existence non sans avoir nettoyé sa blessure à la gnôle et extrait la balle avec ses dents.
Un ultime flash radio nous apprend que le Voleur n'était autre que Alberto Aguacate alias “El Sala’o” et la prostituée Josefina Wilson, en réalité un travesti sur lequel notre psychopathe de classe avait un contrat pour une raison indéterminée.


Cette suite resta longtemps la bande-son des transports en commun ou des ruelles de marché du sous-continent américain.
Outre un troisième opus, bien moins bon, centré sur le personnage de l'ivrogne, cette chanson aura inspiré deux films mexicains (médiocres), deux comédies musicales (La Verdadera Historia de Pedro Navaja et Pedro Navaja) deux séries télévisées (américaine et vénézuélienne) ainsi que des réponses ou allusions dans d'autres chansons de José fajardo, Yuri Buenaventura, Héctor Lavoe, los Van Van, Malanga, les Bad Street Boys, entre autres...
Jusqu'à notre tigre de Sainté, Nanard Lavilliers himself, en pleine crise salsera, qui y alla de son hommage sur son 33 tour O Gringo sorti en 1980.


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