On entame une petite série sur le bouquin de l'historien américain Robert Darnton L'Affaire des Quatorze (Gallimard, collection nrf essais, 2014). Darnton qui est quand même directeur des bibliothèques d'Harvard (!) et éminent spécialiste des Lumières et de l'histoire de l'écrit sous l'ancien régime, signe un petit essai fort intéressant sur l'art de la chanson, de sa confection à sa réception à travers une étude de cas, "l'affaire des Quatorze".
Allez, on vous livre sans plus tarder la quatrième de couv', suivie d'un extrait :
C'est un étrange dossier des archives de la Bastille et l'un des plus fascinants, fait de paperolles, qu'ouvre, pour la première fois, Robert Darnton.
Au printemps de 1749, le lieutenant général de police à Paris reçut l'ordre de capturer l'auteur d'une ode moquant le roi et sa maîtresse. Le mot fut passé aux légions d'informateurs, ou mouches, et bientôt quatorze personnes croupirent dans les geôles – des prêtres, des clercs et des étudiants.
Griffonnés sur des bouts de papier, les vers circulaient de cabarets en dîners avec grand succès. Robert Darnton ne reconstitue pas seulement une affaire de création collective ; il tire les mailles d'un étonnant filet : celui de la communication orale, politique, dans le Paris populaire du XVIIIe siècle. La plupart des hommes et surtout des femmes ne maîtrisant pas la lecture, le moyen mnémotechnique le plus efficace était la musique. Les poèmes étaient composés pour être chantés sur des airs célèbres que l'on retrouve dans les recueils connus sous le nom de chansonnier.
*************************
Le dernier poème de l'Affaire des Quatorze, "Qu'une bâtarde de catin", était le plus simple de tous et celui qui toucha le public le plus large. Comme beaucoup de poèmes de circonstance à l'époque, il fut écrit pour être chanté sur un air populaire identifié dans certaines versions par son refrain : "Ah ! le voilà, ah ! le voici". Ce refrain, couplet entêtant, complétait les strophes composées d'octosyllabes aux rimes croisées. La versification se conformait au schéma le plus commun de la ballade française, a-b-a-b-c-c, et se prêtait à une extension infinie parce qu'il était aisé d'improviser de nouveaux couplets et de les ajouter aux anciens. Chaque couplet attaquait une personnalité publique tandis que le refrain rejetait l'invective sur le roi qui apparaissait comme la victime d'une plaisanterie ou comme le nigaud dans un jeu d'enfants où ses sujets auraient dansé autour de lui en chantant par dérision : "Ah ! le voilà, ah ! le voici / Celui qui n'en a nul souci" - comme s'il avait été la biquette que le chien finalement mord dans la comptine : "Ah ! tu sortiras Biquette, Biquette, / Ah ! tu sortiras de ce chou-là ! ". Que cette chanson eût ou non évoqué un jeu à son auditoire dans la France du XVIIIe siècle, son refrain faisait de Louis un imbécile incapable qui s'adonnait aux plaisirs alors que ses ministres tondaient ses sujets et que le royaume allait à la ruine. Des groupes de Parisiens entonnaient souvent des refrains de "pont-neufs", ces chansons sur les événements courants que vociféraient chanteurs des rues et colporteurs aux points de rencontre comme le pont Neuf lui-même. Il semble probable que l'ode "Qu'une bâtarde de catin" ait ainsi déclenché en écho des choeurs ironiques partout dans Paris en 1749.
La moquerie s'en prenait pour commencer à Louis XV lui-même et à Mme de Pompadour :
Qu'une bâtarde de catin
À la cour se voie avancée,
Que dans l'amour et dans le vin
Louis cherche une gloire aisée,
Ah ! le voilà, ah ! le voici
Celui qui n'en a nul souci.
Ensuite la satire procédait en descendant, de la reine (représentée comme une bigote abandonnée par le roi) au dauphin (remarquable pour sa stupidité et son obésité), au frère de la Pompadour (ridicule dans ses tentatives pour se donner l'allure d'un grand seigneur), au maréchal de Saxe (fat se prenant pour Alexandre le Grand alors qu'il n'avait conquis que des places qui n'opposaient aucune résistance), au chancelier (trop sénile pour administrer la justice), aux autres ministres (impuissants ou incompétents) et à divers courtisans (chacun plus stupide ou dissolu que le suivant).
À mesure que la chanson circulait, les Parisiens modifiaient d'anciens couplets et en ajoutaient de nouveaux. Ce genre d'improvisation constituait un divertissement populaire dans les tavernes, sur les boulevards et sur les quais où des foules s'assemblaient autour des chanteurs jouant du violon ou de la vielle. La versification était si simple que tout un chacun pouvait insérer une nouvelle paire de rimes dans l'ancienne mélodie et la répandre alentour par la voix ou par l'écrit. Bien que l'ode originelle ait pu venir de la cour, elle ne cessa de gagner en popularité et couvrit un spectre toujours plus vaste de problèmes contemporains en s'étoffant de couplets. Les copies de 1747 ne sont guère plus qu'une moquerie des figures éminentes de Versailles, ainsi que l'indique le titre cité dans les rapports de la police, "Échos de la Cour". Mais, en 1749, les strophes greffées sur les vers originels couvraient toute sorte d'événements du moment - les négociations de paix à Aix-la-Chapelle, l'administration impopulaire de la police par Berryer, les récentes querelles de Voltaire, le triomphe de son rival, Prosper Jolyot de Crébillon, à la Comédie française, et le cocufiage du fermier général La Popelinière par le maréchal de Richelieu qui avait fait installer une plaque tournante dans la cheminée de la chambre de Mme La Popelinière afin de pouvoir entrer par cette porte secrète pivotante.
Le processus de diffusion laissa son empreinte sur les textes eux-mêmes. Deux copies de "Qu'une bâtarde de catin" ont survécu dans leur état premier - c'est-à-dire sur des bouts de papiers qui étaient transportés dans les poches afin d'être déclamés dans les cafés, échangés contre d'autres poèmes ou laissés en des endroits stratégiques comme les bancs des jardins des Tuileries. La première copie fut saisie par la police quand elle fouilla Pidansat de Mairoibert à la Bastille après son arrestation pour avoir déclamé des vers contre le roi et Mme de Pompadour dans les cafés. Avec elle, les policiers confisquèrent aussi un bout de papier semblable avec deux couplets d'une chanson qui attaquait la marquise. Ils appartenaient à un cycle d'odes connues sous le nom de Poissonnades parce que les paroles contenaient des jeux de mots infinis sur le nom de jeune fille à consonance vulgaire de la Pompadour, Jeanne-Antoinette Poisson.
(Chapitre X, Une chanson.)
...Car les poissons avalent tout... Comprenez-vous ?
Merci, les amis, de rappeler cet épisode dramatique des guerres de Louis XIV que j'avais moi-même mis sur mon blogue voici deux ans.
RépondreSupprimerPeu d'entre nous sont au courant de ces terribles horreurs passées, il nous en reste ces chansons, mais dans mon souvenir "Comprenez-vous ?" n'est pas de Malicorne, c'est Gabriel Yacoub (et non pas Serge Ayoub, comprenez-vous ?…) en solo…
Merci pour cette utile précision, cher George.
SupprimerCette "affaire Ayoub" risque de poursuivre le Beau Serge encore quelques années...
Par contre, hummmmh..., on est sous Louis XV là...
E.
Oups ! Désolé, mon méat coule pas…
SupprimerIl existe au moins une autre chanson dont j'ai vu passer uniquement le texte qui se réfère à cette même bataille de Rosssbach (1757) , ça donne (de mémoire) :
RépondreSupprimerSoubise, une lanterne à la main
cherche son armée
où est-elle passée ?
je l'avais pourtant laissée là ce matin.
Si quelqu'un connaît une mise en musique...
On trouve au moins les paroles, plus précises, ici.
SupprimerE.
Ainsi que sur intéressante page (mais je n'ai pas tout lu, loin s'en faut), dans laquelle Raymond Bulion ne parle pas de chanson mais d'épigrammes : pas sûr donc que le texte ait été mis en musique.
SupprimerVoir aussi cette page scannée sans vérification.
Pour affiner les recherches, il faudrait un titre.
Ouarf ! Ma mémoire n'était pas si pourrie.
SupprimerAu passage, ils attribuent "Comprenez-vous" à rien de moins qu'à Voltaire.
Va savoir si ce n'est pas encore une ruse du roué.
Par ailleurs on avait passé cette délicieuse pièce dans l'émission de juillet 2013, trouvable ici-même.
Ah, l'roué !
SupprimerÀ cette époque, on était soit franc, soit marri…
Merci George pour ces "paperolles". Ce "Comprenez-vous..." reste toujours aussi saisissant. La suite au prochain numéro...
RépondreSupprimerE.
Ouaipe, ben merci à vous, les gars !
SupprimerVoilà deux heures que je me retape tout Malicorne depuis le premier album de 1974, à la recherche d'une chanson magnifique dont j'ai tout oublié !…