mercredi 25 juin 2014

Deux ogres



Michel Simon par Dimey


    L'étroite porte d'entrée de la maison de Michel Simon perce un grand mur borgne dans un coin paisible de Noisy-le-Grand. Michel vient nous ouvrir, son corps droit comme un I contraste avec l'affaissement de son visage. Ses yeux s'éclairent à la vue de Bernard.
Michel Simon à Noisy-le-Grand par Jean Mounicq
Nous le suivons dans une allée assombrie par la verdure qui forme une courte voûte ménageant juste notre passage. La végétation est serrée et inextricable, les arbres gigantesques n'ont pas connu de taille depuis trente ans. Les branches s'entremêlent, tissant leurs feuillages où l'espoir du ciel bleu a du mal à s'infiltrer. La maison se tapit dessous, captive et secrète, havre de paix et de mystère. La demeure de Blanche-Neige est habitée par un géant. Une large gaine de grillage rongé par le temps sort de la cave et étire son boyau mité jusqu'au toit. Devant mon étonnement, Michel m'explique que cet aménagement servait à ses singes. Pendant la guerre, un quart d'heure avant les alertes, ses chimpanzés quittaient la toiture pour cacher leur peur dans le sous-sol. La piscine délave son bleu dans un magma de feuilles brunâtres croupissant dans de l'eau de pluie devenue limoneuse. L'intérieur de la pièce où il nous reçoit me déconcerte, une statue de bois, habillée de lamelles de métal, représente un samouraï ; sa queue dressée sert de porte-manteau à mon blouson. Dans un coin, une belle Aphrodite en marbre nous invite à palper sa croupe voluptueuse. J'aime son désordre, mais où sont ses objets érotiques légendaires, ses godemichés pharaoniques ? Sans doute dans la pièce suivante, dans l'armoire normande, trésors au goût de soufre et de foutre parfumé.
    Notre visite est un peu intéressée. Dimey souhaite que Michel enregistre son long poème du Bestiaire de Paris. Simon accepte à la condition incontournable que son amie y participe. Le rêve s'évanouit. Michel sort un billet de cinq cents francs d'une boîte à chaussures en carton et nous emmène au restaurant.
    Bernard est missionné par Bruno Coquatrix pour convaincre Michel Simon de passer à l'"Olympia". Michel hésitant se fait prier, nous nous quittons sur un demi-accord pour un dîner chez Coquatrix qui une semaine plus tard nous réunit dans son appartement. Nous sommes dimanche soir, attablés devant des plats recherchés. Simon ne veut pas manger, réclamant du lait, rien que du lait. Boudu a gagné, l'inquiétude parcourt tous les étages. Il y a ici les meilleurs champagnes mais de lait, point. Un restaurant voisin nous dépanne. Michel trempe ses moustaches dans le blanc nacré, pour l'"Olympia", c'est oui.
    Au jour dit, la salle comble est saturée d'émotion. Michel Simon entre en scène, les spectateurs sont debout pour une ovation spontanée, les minutes se transforment en quart d'heure puis en trois quarts d'heure. La tendresse passionnée du public empêche Simon de chanter, lui brisant la voix. C'est cinquante ans de géniale carrière qui sont acclamés. Enfin, il commence, sa voix de rocaille impose le silence, sa fragilité fait taire le torrent, le charme opère. Quand Simon chante Mémère une larme scintille sur la joue de Dimey qui l'essuie furtivement, ému encore une fois d'entendre la plus belle chanson d'amour qu'il ait écrite.

Yvette Cathiard, Dimey, La blessure de l'ogre.



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