Léon la Lune
Détour. Récemment a paru -aux éditions Le dilettante*- Le Peuple des berges de Robert Giraud, recueil de chroniques publiées dans l'hebdomadaire Qui ? Détective en 1956. Dans ce livre, on retrouve pas mal des personnages déjà croisés dans Le vin des rues, évoluant dans le monde interlope de la Mouffe, de la Maube et des quais de Seine. Clodos, margoulins, détrousseurs, verduriers, voleurs de chiens, de chats, de chèvres et autres braconniers de la Seine, bossant parfois aux Halles, resquillant plus sûrement, buvant du gros bleu toujours.
On pourra peut-être s'offusquer de la fascination certaine dont les livres de Robert Giraud traitent de ce milieu de gueux, englués dans la misère la plus crasse. Mais ce serait mal comprendre le "propos" de Giraud. Il ne traite pas en sociologue, il ne dénonce pas cette misère révoltante pour y trouver des solutions idoines. Point d'assaisonnement prophylactique ou d'abbépierrisme ici.
Point d'angélisme non plus. Giraud sait bien que ce bas peuple "paie d'une incommensurable misère une liberté toute relative".Un peuple de la marge assommé par le fatalisme d'une misère immémorielle mais capable de quelques coups d'éclats.
Tout de même Giraud y va en copain, partage les "cheminées" de rouge et le bout de gras -ou de niglou- quand y a à briffer et les galères. Et nous conte par le menu les aléas de cette société qui n'est pas soumise à la folle marche du monde et aux assauts du moderne, c'est-à-dire la gestion toujours plus sophistiquée de ce qui résiste à la bureaucratie. Ce peuple refuse de vivre sous le joug du salariat et des conventions sociales putrides qui vont avec : et c'est bien cela qu'on ne lui pardonne pas.
Ce qui intéresse Giraud, c'est de parler de cette engeance, de ses magouilles,ses rites, ses légendes, sa langue. Un monde dont Mac Orlan disait (si nos souvenirs ne nous trahissent pas) qu'il était à peu près le même en son temps qu'au temps de Villon. Et c'est sans doute la conscience que ce monde allait irrémédiablement disparaître qui fit que Giraud, Yonnet ou Clébert** livrèrent leurs écrits au tournant de cette modernité. Vinrent entre autres calamités la destruction des Halles, les constructions de périphériques automobiles et l'avènement de l'architecture fonctionnelle. Et Bercy devenait le siège de la pompe à phynance... Bref, ce qu'on a pu appeler le pompidolisme triomphant*** et qu'on pourrait résumer dans ses avatars passés et futurs en cimentisation du monde. Plus de place pour la débine et sa débrouille... Fini la Cour des Miracles.
Tout de même on aimerait voir encore un de ces "Roi des clochards" se pavaner dans les rues de Paris ou des "Nénette" se balader sur le Pont Neuf dans son horrible accoutrement puant, fardée de mercurochrome, éructant un tas d'immondice à qui osait l'importuner. Les touristes se pâmeraient moins devant les charmes de Paris en présence d' existences aussi scandaleuses...
Ce bas peuple disparut irrémédiablement avec sa propre ville. On a fait place nette : la misère est cachée, enfouie, les clodos harcelés par les assemblées de propriétaires, les rondes des flics, les mairies, les "maraudes" de la croix rouge : "Ne laissons personne au bord du chemin".
Les armées du salut et leur hygiénisme tout militaire ont gagné **** . il faut intégrer, soigner, sociabiliser les gueux même à leur corps défendant -du moins en surface- mais en fait bannir, mater, psychiatriser.... Et les braves gens de s'étonner que ces en-dehors refusent assistance d'un monde qu'ils ont toujours cherché à fuir parce car il les a trop cabossés. Les clodos se retrouvent seuls, ils ont froid, et le mobilier urbain leur fait mal au dos...
Le travail est parachevé : les critiques mondains peuvent admirer le pittoresque des écrits de Giraud. Mais lui n'a jamais fait carrière.
Reste plus qu'à fermer les derniers bistrots et la coupe sera pleine...
Point d'angélisme non plus. Giraud sait bien que ce bas peuple "paie d'une incommensurable misère une liberté toute relative".Un peuple de la marge assommé par le fatalisme d'une misère immémorielle mais capable de quelques coups d'éclats.
Tout de même Giraud y va en copain, partage les "cheminées" de rouge et le bout de gras -ou de niglou- quand y a à briffer et les galères. Et nous conte par le menu les aléas de cette société qui n'est pas soumise à la folle marche du monde et aux assauts du moderne, c'est-à-dire la gestion toujours plus sophistiquée de ce qui résiste à la bureaucratie. Ce peuple refuse de vivre sous le joug du salariat et des conventions sociales putrides qui vont avec : et c'est bien cela qu'on ne lui pardonne pas.
Ce qui intéresse Giraud, c'est de parler de cette engeance, de ses magouilles,ses rites, ses légendes, sa langue. Un monde dont Mac Orlan disait (si nos souvenirs ne nous trahissent pas) qu'il était à peu près le même en son temps qu'au temps de Villon. Et c'est sans doute la conscience que ce monde allait irrémédiablement disparaître qui fit que Giraud, Yonnet ou Clébert** livrèrent leurs écrits au tournant de cette modernité. Vinrent entre autres calamités la destruction des Halles, les constructions de périphériques automobiles et l'avènement de l'architecture fonctionnelle. Et Bercy devenait le siège de la pompe à phynance... Bref, ce qu'on a pu appeler le pompidolisme triomphant*** et qu'on pourrait résumer dans ses avatars passés et futurs en cimentisation du monde. Plus de place pour la débine et sa débrouille... Fini la Cour des Miracles.
Tout de même on aimerait voir encore un de ces "Roi des clochards" se pavaner dans les rues de Paris ou des "Nénette" se balader sur le Pont Neuf dans son horrible accoutrement puant, fardée de mercurochrome, éructant un tas d'immondice à qui osait l'importuner. Les touristes se pâmeraient moins devant les charmes de Paris en présence d' existences aussi scandaleuses...
Ce bas peuple disparut irrémédiablement avec sa propre ville. On a fait place nette : la misère est cachée, enfouie, les clodos harcelés par les assemblées de propriétaires, les rondes des flics, les mairies, les "maraudes" de la croix rouge : "Ne laissons personne au bord du chemin".
L'amiral, roi des clochards, sa reine Germaine,
et leur bouffon, l'ancien clown Spinelly, Doisneau, 1953.
Le travail est parachevé : les critiques mondains peuvent admirer le pittoresque des écrits de Giraud. Mais lui n'a jamais fait carrière.
Reste plus qu'à fermer les derniers bistrots et la coupe sera pleine...
Robert Giraud et Léon la Lune au comptoir du Vieux chêne rue Mouffetard par G. Dudognon
Revenons-en à nos chansons. Donc Léon la Lune, immortalisé dans un film d'Alain Jessua, qu'on retrouve aussi, semble-t-il, dans Rue des maléfices sous le nom de l'Harmonica (nous n'avons pas cet excellent livre sous les yeux...), accompagna Fréhel lors de ses derniers concerts. Le fameux bal des tatoués organisé par Giraud et Mérindol dont nous avons déjà parlé ici.
Voici une autre version de ces derniers concerts, extraite donc du Peuple des Berges, où le père Léon tient le rôle principal :
...Et puis l'harmonica. C'est une musiquette de quatre sous, qu'il porte sans encombre dans une poche de son gilet. Elle lui suffit pour s'accorder quelques heures de rêve. Elle lui permet de régaler un quarteron de bons amis d'un concert improvisé à l'occasion. Quelquefois, Léon se hasarde à jouer un air ou deux dans un bistrot et il récolte quelques piécettes. Celles-ci transformées en verres de gros rouge, c'est encore du rêve et du bon temps que lui a procurés son harmonica...
"J'ai jamais appris la musique, déclare fièrement Léon. Pourtant je joue tous les airs. Il me suffit de les avoir entendus une seule fois..."
C'est vrai. Vous pouvez demander à Léon n'importe quelle rengaine. Comme par enchantement, le minuscule instrument jaillit de sa poche, brille un instant au creux de sa main, puis Léon semble l'avaler... Et, de derrière les deux mains jointes en coquille sur la bouche, le clochard laisse écouler en notes aigrelettes les "amours...toujours" des poésies du trottoir et du bal musette.
D'ailleurs cet harmonica de gosse a valu son heure de célébrité à Léon, là-haut, place de la Contrescarpe. Il aime le rappeler.
"Tiens, quand j'étais artiste, c'était la belle vie! ..."
Et s'il devine un soupçon de scepticisme chez son interlocuteur, il s'enflamme :
"Oui, artiste... Et comment ! J'étais "ensemble" avec Fréhel, dans un bal musette de la Contrescarpe. Je l'accompagnais..."
C'était peu avant la mort de la grande artiste.
Dans une misère noire, Fréhel terminait sa carrière, comme elle l'avait commencée soixante ans auparavant peut-être, en poussant la goualante dans un "musette". Ce n'était plus la gamine qu'on hissait sur une table, mais une pauvre vieille toute fripée, au corps douloureux, cassé, usé par la misère et trop de tentations de suicide - habillée en fille de la Halle : jupe noire plissée, socquettes rouges dans les pantoufles éculées. Mais la voix était restée la même.
Quand elle disait à Léon "Vas-y, minet vert..." et que s'élevait la chanson banale et éternelle des amours de la rue, la salle chavirait. Tous, calicots en goguette, petites ouvrières trop jeunes pour avoir connu la Grande Fréhel, flambeurs, filles et maquereaux, tous, silencieux, écrasés, écoutaient la voix chaude, magnifique, vibrante de poésie.
Fréhel savourait encore les applaudissements. On ne les lui marchandait pas. Pas de claque, pas de frime. C'était du sincère. Léon la Lune en prenait sa part.
"Oui soupire-t-il, c'était le bon temps ! Quel succès on avait ! Il fallait que je rejoue, même quand elle avait fini son tour. Elle partait de bonne heure pour rentrer chez elle, là-bas, à Montmartre... Moi, je restais... Elle m'avait fait donner une belle musique toute neuve. On me l'a volée. J'ai pas eu de chance. Enfin, c'est la vie..."
* De Giraud chez le même éditeur
Carrefour Buci
Faune et Flores argotiques
Les lumières du zinc
Paris, mon pote.
** Robert Giraud, Le vin des Rues
Jean-Paul Clébert, Paris insolite
Jacques Yonnet, Rue des Maléfices.
*** Voir Louis Chevalier, L'assassinat de Paris.
**** Sur l'armée du salut et le parcage des pauvres, voir Jack London, Le peuple d' en bas et aussi Dans la dèche à Paris et à Londres de George Orwell.
Post scriptum. Vous trouverez par ailleurs sur ce blog même une interview poignante de Fréhel à l'époque de ses derniers concerts.
Voici une autre version de ces derniers concerts, extraite donc du Peuple des Berges, où le père Léon tient le rôle principal :
...Et puis l'harmonica. C'est une musiquette de quatre sous, qu'il porte sans encombre dans une poche de son gilet. Elle lui suffit pour s'accorder quelques heures de rêve. Elle lui permet de régaler un quarteron de bons amis d'un concert improvisé à l'occasion. Quelquefois, Léon se hasarde à jouer un air ou deux dans un bistrot et il récolte quelques piécettes. Celles-ci transformées en verres de gros rouge, c'est encore du rêve et du bon temps que lui a procurés son harmonica...
"J'ai jamais appris la musique, déclare fièrement Léon. Pourtant je joue tous les airs. Il me suffit de les avoir entendus une seule fois..."
C'est vrai. Vous pouvez demander à Léon n'importe quelle rengaine. Comme par enchantement, le minuscule instrument jaillit de sa poche, brille un instant au creux de sa main, puis Léon semble l'avaler... Et, de derrière les deux mains jointes en coquille sur la bouche, le clochard laisse écouler en notes aigrelettes les "amours...toujours" des poésies du trottoir et du bal musette.
D'ailleurs cet harmonica de gosse a valu son heure de célébrité à Léon, là-haut, place de la Contrescarpe. Il aime le rappeler.
"Tiens, quand j'étais artiste, c'était la belle vie! ..."
Et s'il devine un soupçon de scepticisme chez son interlocuteur, il s'enflamme :
"Oui, artiste... Et comment ! J'étais "ensemble" avec Fréhel, dans un bal musette de la Contrescarpe. Je l'accompagnais..."
C'était peu avant la mort de la grande artiste.
Dans une misère noire, Fréhel terminait sa carrière, comme elle l'avait commencée soixante ans auparavant peut-être, en poussant la goualante dans un "musette". Ce n'était plus la gamine qu'on hissait sur une table, mais une pauvre vieille toute fripée, au corps douloureux, cassé, usé par la misère et trop de tentations de suicide - habillée en fille de la Halle : jupe noire plissée, socquettes rouges dans les pantoufles éculées. Mais la voix était restée la même.
Quand elle disait à Léon "Vas-y, minet vert..." et que s'élevait la chanson banale et éternelle des amours de la rue, la salle chavirait. Tous, calicots en goguette, petites ouvrières trop jeunes pour avoir connu la Grande Fréhel, flambeurs, filles et maquereaux, tous, silencieux, écrasés, écoutaient la voix chaude, magnifique, vibrante de poésie.
Fréhel savourait encore les applaudissements. On ne les lui marchandait pas. Pas de claque, pas de frime. C'était du sincère. Léon la Lune en prenait sa part.
"Oui soupire-t-il, c'était le bon temps ! Quel succès on avait ! Il fallait que je rejoue, même quand elle avait fini son tour. Elle partait de bonne heure pour rentrer chez elle, là-bas, à Montmartre... Moi, je restais... Elle m'avait fait donner une belle musique toute neuve. On me l'a volée. J'ai pas eu de chance. Enfin, c'est la vie..."
Léon la Lune rue Mouffetard, on aperçoit Giraud à l'arrière-plan
* De Giraud chez le même éditeur
Carrefour Buci
Faune et Flores argotiques
Les lumières du zinc
Paris, mon pote.
** Robert Giraud, Le vin des Rues
Jean-Paul Clébert, Paris insolite
Jacques Yonnet, Rue des Maléfices.
*** Voir Louis Chevalier, L'assassinat de Paris.
**** Sur l'armée du salut et le parcage des pauvres, voir Jack London, Le peuple d' en bas et aussi Dans la dèche à Paris et à Londres de George Orwell.
Post scriptum. Vous trouverez par ailleurs sur ce blog même une interview poignante de Fréhel à l'époque de ses derniers concerts.
Signalons encore une fois l'excellent blog d'Olivier Bailly, Le copain de Doisneau, consacré à Robert Giraud et à sa galaxie. Vous trouverez notamment de plus amples informations sur Léon la Lune,sur le film que Jessua lui consacra (qu'on aimerait bien visionner...à bon entendeur) ainsi qu'une troisième version de ces derniers concerts de Fréhel d'après les souvenirs de Giraud (encore!) et de son complice Pierre Mérindol.
Bailly signe par ailleurs la préface du Peuple des berges ainsi qu'une biographie de Giraud, Monsieur Bob. Qu'il soit ici vivement remercié pour tout le boulot fourbi !
Fréhel, La rue sans nom
Bailly signe par ailleurs la préface du Peuple des berges ainsi qu'une biographie de Giraud, Monsieur Bob. Qu'il soit ici vivement remercié pour tout le boulot fourbi !
Fréhel, La rue sans nom
Un bien bel article.
RépondreSupprimerL'histoire du "roi des clochards" officiel : Marcel Jacquet, vaut le détour.
En 1938, il fonde une association nommée " le comité de la misère ", à laquelle on peut adhérer après avoir fourni la preuve de son inactivité depuis les trois dernières années. Dix ans plus tard, en 49, Jacquet se pointe dans diverses salles de rédaction parisiennes pour raconter sa fameuse légende urbaine : il serait le roi des clochards, chef d'une puissante fédération souterraine regroupant quelque 20 000 membres, auxquels Jacquet fournirait travail, balayages, nettoyages de vitres et autres corvées, etc. Rotschild lui-même lui aurait cédé une maison pour exercer ses activités, au 22 de la rue Bayard. Jacquet entendant lancer sa propre publication, il annonce ensuite à la cantonade être à la recherche des 60 000 francs lui manquant encore, et c'est là, bien entendu, que les choses deviennent très rigolotes. Jacquet prétend que de hautes personnalités lui ont déjà fourni des avances conséquentes : Mauriac, le roi d'Égypte (ben, tiens !), la reine Wilhelmine, et tant d'autres. Les gogos se lancent, et osent (c'est à ça qu'on les reconnaît, disait quelqu'un) l'investissement. Hélas pour eux, leur thune se volatilise, bien que Jacquet eût pris soin de les prévenir, de les mettre en garde à sa façon, en leur confiant que la chronique boursière du futur "Journal des clochards" serait tenue par un ancien conseiller financier de Stavisky (!). Bref, le journal en question ne parut évidemment jamais. Et Jacquet disparaît. On le retrouvera en septembre 1951, date à laquelle il se trouve envoyé devant le tribunal correctionnel, pour faits d'escroquerie caractérisée. Jacquet, à l'audience, ne manque pas de répartie. Comme on l'accuse d'avoir détourné l'argent que de pauvres et pieuses personnes réservaient à l'arbre de Noël (snif !) des enfants de la famille, le "roi des clochards" réplique : " L'arbre, je l'ai bu jusqu'à la racine."
La Justice le relaxe finalement. Le Droit ne protège pas les imbéciles, quoique la réciproque soit vraie.
Marcel Jacquet, dans la foulée, est interné à Villejuif.
Il y meurt quelques années plus tard.
Merci pour cette histoire, j'en avais vaguement entendu parler... Elle m'a fait immédiatement penser à ça
Supprimerhttp://www.macadamjournal.com/
Je crois que, eux aussi, ont eu maille à partir avec la justice...
Je pense que vous serez heureux d'apprendre qui sont les contributeurs bénévoles de la nouvelle version du torchon
http://fr.wikipedia.org/wiki/Macadam_%28journal%29
Au plaisir,
E.